La désagrégation morale et la fabrique de la violence ordinaire

Redigé par Tite Gatabazi
Le 4 juin 2025 à 08:20

Dans l’épaisseur tragique de l’histoire congolaise post indépendance, se dessine le lent et insidieux processus par lequel la société toute entière semble s’être acclimatée à l’inacceptable, au point de le considérer désormais comme constitutif de l’ordre ordinaire des choses.

Des «  tracasseries  » infligées au quotidien par des agents de l’État policiers, militaires, fonctionnaires de toute espèce aux exactions plus ouvertement brutales des groupes armés ou des délinquants urbains, la République Démocratique du Congo semble avoir engendré un système dans lequel la violence, loin d’être exceptionnelle, s’est institutionnalisée comme modalité première de la relation sociale.

Cette prolifération de violences diffuses et de micro-abus, que certains qualifieraient d’infra-politiques, témoigne non pas d’un chaos sans forme mais d’une configuration autoritaire parfaitement reconnaissable. Loin de se réduire à une absence de normes, elle manifeste au contraire une hypertrophie des hiérarchies, une sédimentation des rapports de domination où l’agent étatique devient un acteur de prédation légitime, où l’oppression se substitue au service public, et où le citoyen se trouve assigné au statut d’objet passif de l’arbitraire quotidien.

L’inversion des valeurs morales, au cœur de cette dynamique délétère, ne s’est pas imposée avec fracas : elle s’est insinuée, dans les interstices du silence collectif, par la banalisation progressive de l’abus. Loin d’une révolte salutaire, c’est une acclimatation perverse qui s’est opérée, un glissement de la tolérance prudente vers une acceptation tacite, puis, pire encore, vers une incorporation inconsciente de la logique même de l’oppression.

Dans la capitale Kinshasa, les kulunas ces bandes de jeunes délinquants organisés ne suscitent plus qu’un fatalisme résigné, parfois même une admiration trouble, comme s’ils incarnaient une version exacerbée mais authentique de la virilité urbaine.

Le discours politique, loin de s’ériger en contrepoids moral ou en instance de régulation symbolique, s’est lui-même aligné sur cette radicalité ambiante. L’ennemi intérieur y est désigné avec une virulence qui confine à la barbarie, et les métaphores cannibaliques, trop souvent littérales, circulent impunément dans l’espace public, sans que la plus haute autorité ne s’en émeuve ni ne s’en dissocie.

Ce silence équivaut à une forme de complicité morale. Il révèle une société politique qui ne s’indigne plus, car elle ne distingue plus l’ignominie du discours légitime.

La référence à la «  banalité du mal  » popularisée par Hannah Arendt dans son analyse du procès Eichmann, s’avère ici insuffisante, voire inexacte. Les développements contemporains de la psychologie sociale contredisent la thèse d’une obéissance mécanique et dépourvue de subjectivité. Il ne s’agit pas d’êtres interchangeables, noyés dans l’automatisme d’une chaîne hiérarchique aveugle.

Au contraire, les recherches démontrent que ceux qui participent activement aux formes multiples de violence sont souvent animés d’une orientation autoritaire : c’est-à-dire d’une disposition psychique marquée par la soumission aux hiérarchies établies, l’adhésion à des normes rigides, et une intolérance radicale à l’égard de toute altérité perçue comme menaçante.

Cette orientation autoritaire, loin d’être une anomalie individuelle, est le fruit d’un conditionnement social, d’une éducation au pouvoir coercitif, d’une culture politique fondée sur l’intimidation et la peur. La violence n’est pas le résidu d’un État faible : elle est le produit d’un État dévoyé, capturé par des logiques prédatrices, où les détenteurs de l’autorité exercent celle-ci non pas pour protéger, mais pour soumettre, extorquer, humilier.

Ce constat impose une relecture radicale de la situation congolaise. Il ne s’agit plus simplement de dénoncer les abus, mais de comprendre le système profond qui les engendre et les reproduit. Il ne s’agit plus de s’en remettre à une énième réforme administrative, mais d’entreprendre une refondation morale, politique et institutionnelle, où la dignité humaine redeviendrait le principe cardinal de toute organisation sociale.

Dans l’histoire tragique du Congo post-indépendance, la société s’est peu à peu habituée à l’inacceptable, qui est devenu la norme

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