La justice posthume d’Alfred Dreyfus

Redigé par Tite Gatabazi
Le 4 juin 2025 à 03:58

Cent trente années après la tempête judiciaire qui fit vaciller les fondements moraux de la République, l’Assemblée nationale française a unanimement approuvé l’élévation au rang de général de brigade d’Alfred Dreyfus, figure emblématique de l’injustice d’État et martyr de l’antisémitisme républicain.

Cet acte solennel, bien que tardif, s’inscrit dans une volonté mémorielle de parachever une réhabilitation qui, depuis plus d’un siècle, demeurait incomplète, une plaie béante dans l’histoire morale de la nation.

En 1894, le capitaine Alfred Dreyfus, officier juif de l’armée française, fut condamné pour trahison, accusé à tort d’avoir livré des documents secrets à l’Empire allemand.

Ce verdict inique, prononcé sans preuves tangibles, reposait sur des faux grossiers, sur des rumeurs malveillantes et, surtout, sur un antisémitisme viscéral qui gangrenait alors les institutions militaires et la presse réactionnaire.

L’affaire, que l’on nommera bientôt simplement « l’Affaire », devint un révélateur saisissant de l’âme française, mettant à nu les fractures idéologiques et sociales d’un pays partagé entre la République des Lumières et les ténèbres du nationalisme xénophobe.

Dreyfus fut dégradé en place publique et relégué à l’enfer pénitentiaire de l’île du Diable, en Guyane, où il survécut dans des conditions inhumaines, tandis qu’en métropole, la France s’embrasait.

Ce n’est qu’en 1906, après une mobilisation sans précédent de l’opinion éclairée où se distinguèrent Émile Zola, Jean Jaurès et Clemenceau, que la Cour de cassation réhabilita enfin Dreyfus, mettant un terme à une tragédie judiciaire d’une rare ignominie. Toutefois, cette réhabilitation, aussi légitime fût-elle, resta imparfaite : l’armée, avec une froide obstination, ne daigna pas restituer à l’ancien capitaine le rang qui aurait dû être le sien, le maintenant dans une position inférieure à celle qu’il aurait dû occuper s’il n’avait été injustement condamné.

La représentation nationale a voulu briser ce dernier verrou de l’humiliation posthume. Par l’adoption unanime d’une proposition de loi initiée par l’ancien Premier ministre Gabriel Attal, Alfred Dreyfus est désormais promu général de brigade à titre posthume. Ce geste, selon les mots du rapporteur Charles Sitzenstuhl, député du Bas-Rhin, constitue une forme de « réparation morale » autant qu’un devoir de vérité historique.

La ministre déléguée à la Mémoire, Patricia Mirallès, a souligné la portée symbolique de ce vote dans un contexte contemporain marqué par une résurgence inquiétante des actes antisémites, rappelant que l’Histoire n’est jamais close tant que la justice n’est pas pleinement rendue.

Il faut mesurer à sa juste valeur ce moment de reconnaissance : Dreyfus, qui combattit à nouveau pour la France durant la Première Guerre mondiale, resta toute sa vie meurtri par l’injustice qu’il subit et par le silence d’une République trop lente à panser ses propres trahisons.

La loi de 1906, bien que salutaire, n’avait pas procédé à la reconstitution de carrière qu’exigeait pourtant l’éthique républicaine ; la promotion au rang de commandant, loin de réparer l’outrage, l’avait figé dans une position mutilée, à l’image d’une mémoire nationale trop souvent oublieuse.

En 2006, Jacques Chirac avait reconnu que justice ne lui avait été que partiellement rendue. Quinze ans plus tard, Emmanuel Macron, dans un rare élan de lucidité historique, évoquait la nécessité de cette reconnaissance posthume, plaçant la responsabilité sur l’institution militaire et le Parlement.

C’est désormais chose faite, mais cette reconnaissance, si elle honore Dreyfus, interroge aussi la République sur sa capacité à tirer les leçons de ses propres défaillances.

Car l’affaire Dreyfus n’appartient pas uniquement au passé. Elle continue de hanter les replis de la société française, où les relents d’un antisémitisme sournois, parfois travesti en discours identitaire ou en pseudo-contestation de l’élite, ressurgissent avec une régularité inquiétante. Le spectre de la trahison intérieure, instrumentalisé pour stigmatiser une minorité, reste une tentation dans les marges du débat public.

La République, si elle veut rester fidèle à sa devise, se doit d’en faire un rempart permanent, et non une simple commémoration.

Dans ce geste tardif, il ne s’agit pas seulement de réparer une injustice, mais de renouveler un serment : celui de ne plus jamais confondre la défense de la nation avec le rejet de ses enfants, celui de ne plus jamais sacrifier un homme à l’autel de la peur ou du préjugé. Dreyfus général, c’est la République qui, enfin, ose regarder en face l’un de ses plus grands naufrages.

130 ans après l’affaire qui ébranla la République, l’Assemblée nationale a unanimement promu Alfred Dreyfus au grade de général de brigade

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