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Pour être une force du bien au Congo, les États-Unis doivent faire toute la lumière sur leur rôle dans le génocide contre les Tutsi au Rwanda

Redigé par Lonzen Rugira, Lionel Manzi
Le 6 avril 2024 à 08:53

Cette semaine, le 3 avril, le président Joseph Biden a annoncé qu’une délégation américaine participerait à la 30e commémoration du génocide contre les Tutsi. Alors que la Américaine délégation se rend à Kigali, il convient de réfléchir à l’héritage des États-Unis en matière de génocide dans notre région, en particulier au moment où une guerre civile fait des ravages en République Démocratique du Congo (RDC). Comme ce fut le cas au Rwanda en 1994, le gouvernement américain choisit délibérément d’ignorer les avertissements – y compris ceux de la conseillère spéciale des Nations-Unies pour la prévention du génocide, Alice Wairimu Nderitu – concernant la menace de génocide qui pèse sur la communauté Tutsi au Congo. L’aveuglement volontaire de Washington face à cette menace génocidaire et son soutien diplomatique à Kinshasa témoignent de son incapacité à renoncer aux politiques qui ont facilité un génocide prévisible contre les Tutsi au Rwanda il y a 30 ans.

Imiter la France, soutenir l’héritier idéologique de Habyarimana

Ceux qui suivent depuis longtemps la politique régionale et les conflits historiques dans la région Grands Lacs ne manqueront pas de noter les similitudes entre l’attitude des Etats-Unis en RDC et celle de la France au Rwanda en 1994 d’une part, ainsi que celles entre le régime Habyarimana et le régime Tshisekedi d’autre part. Comme la France, les États-Unis apportent un soutien diplomatique à un gouvernement dont les politiques discriminatoires et la promotion des discours de haine rappellent ce qui s’est passé au Rwanda dans les années 1990. En effet, tout comme le régime Habyarimana, le gouvernement Tshisekedi :

a refusé de rapatrier des centaines de milliers de ses citoyens qui se désesperent dans des camps de réfugiés dans les pays voisins depuis plus de vingt ans,
refuse de reconnaître les rebelles qui disent se battre pour leurs droits en tant que citoyens du pays, qualifie les citoyens Tutsi à l’intérieur du pays d’infiltrés étrangers et de partisans de facto des insurgés, incitant ainsi à la persécution, au meurtre et à l’épuration ethnique contre les membres réels ou supposés de ce groupe. a intégré des milices dans l’appareil répressif de l’État et les a rassemblées contre un ennemi défini selon des critères ethniques.

Comme si ces similitudes n’étaient pas assez flagrantes, le gouvernement de la RDC a intégré dans l’armée congolaise la tristement célèbre organisation génocidaire FDLR, formée par les auteurs du génocide de 1994 contre les Tutsi au Rwanda. Kinshasa a également adopté l’idéologie génocidaire des FDLR et les arguments avancés par les auteurs du génocide et leurs partisans visant à nier et à justifier le génocide, ainsi qu’à promouvoir le révisionnisme. Comme un écho aux propos d’un commandant des FDLR interviewé par Chris McGreal du Guardian en 2008, l’objectif commun de cette alliance est de “tuer les Tutsi où qu’ils se trouvent“.

Il est clair que Kinshasa a créé les conditions d’un génocide dans la région des Grands Lacs, mais Washington, comme Paris il y a 30 ans, reste inébranlable dans son soutien.

Plutôt que de tenir compte de l’avertissement de la conseillère spécial des Nations-Unies pour la prévention du génocide, le gouvernement américain a choisi d’enterrer vivantes les victimes potentielles de ce projet génocidaire et de se mettre à dos l’un de leurs rares alliés dans la région : premièrement, en condamnant la campagne militaire des rebelles du M23 sans prévoir une protection alternative pour les victimes de la coalition meurtrière du gouvernement Congolais ; deuxièmement, en demandant au Rwanda de retirer ses troupes du territoire Congolais sans se préoccuper de la raison de leur présence, si tant est qu’elles s’y trouvent effectivement. Sans surprise, les déclarations de Washington ont enhardi les extrémistes et les bellicistes au Congo. Ils se sentent confortés et justifiés dans leurs actions criminelles passées et présentes, qu’il s’agisse des exactions et des meurtres quotidiens visant les Tutsi congolais, des incursions répétées sur le territoire rwandais, du bombardement du territoire rwandais par les FARDC et les FDLR, ou des menaces de renverser le gouvernement rwandais, proférées publiquement par le Président Congolais. Pour l’essentiel, ils sont d’accord avec le point de vue apparent de Washington selon lequel leurs actions et leurs menaces ne devraient avoir aucune répercussion et devraient rester impunies.

Il n’est donc pas étonnant que le comportement des États-Unis ait suscité des réactions dans la région, en particulier au Rwanda.

La poursuite des politiques erronées et inhumaines menées par les États-Unis depuis des décennies

Depuis trois décennies, les Rwandais s’interrogent sur l’audace qui permet aux dirigeants américains de revendiquer une autorité morale sur ceux qui sont confrontés à une menace existentielle, alors qu’ils n’ont jamais donné d’explications sur leur conduite avant, pendant et après le génocide de 1994. Les États-Unis ont choisi d’ignorer les avertissements de la CIA concernant l’imminence d’un génocide, ont refusé de qualifier les tueries de génocide, ont joué un rôle décisif à l’ONU lorsque la décision a été prise de retirer les forces de maintien de la paix, et ont offert l’asile aux tueurs , entre autres décisions choquantes.

Aujourd’hui, les Rwandais se demandent également si les États-Unis continuent de considérer la rhétorique haineuse et les appels au meurtre au Congo comme faisant partie d’un discours protégé dans le cadre de la liberté d’expression, comme ce fut le cas lorsque l’administration Clinton a refusé de neutraliser la radio RTLM en 1994, en plein génocide. La RTLM faisait alors partie intégrante de la campagne génocidaire, disant aux gens qui tuer et comment, comme l’avait expliqué le général Roméo Dallaire, alors commandant de la MINUAR, dans ses appels aux gouvernements occidentaux pour qu’ils interviennent. Au lieu de donner suite aux appels de Dallaire, les États-Unis ont non seulement invoqué des préoccupations relatives à la liberté d’expression, mais ont également fait valoir que le brouillage des ondes de RTLM serait financièrement trop coûteux. Aujourd’hui comme hier, les préoccupations mesquines et pécuniaires des Étas-Unis, qui s’efforcent de conclure des accords sur les minerais au Congo et de rattraper leur retard face à la Chine en matière de transition écologique, ne laissent aucune place aux considérations humanitaires et aux principes de la responsabilité de protéger. D’après toutes les indications, si dénoncer publiquement la conduite de Kinshasa signifie que Washington risque de compromettre ces accords, et bien, tant pis pour les victimes.

On pourrait être cynique et considérer que les États-Unis ne doivent rien à ces victimes, mais dans ce cas, Washington devrait au moins avoir l’humilité de ne pas se prévaloir d’une position morale en prétendant contribuer aux efforts de paix, alors qu’en fait, les responsables américains ont tout fait pour torpiller les processus de Luanda et de Nairobi. En effet, les États-Unis continuent de publier des déclarations injustifiées, visant à influencer ou invalider les décisions, avant ou après chaque réunion africaine importante destinée à désamorcer les tensions et à mettre un terme au conflit. Ces déclarations américaines, qui appellent au retrait complet des rebelles du M23 des territoires qu’ils occupent et au démantèlement des mécanismes de défense du Rwanda, ont encouragé Kinshasa à durcir sa position, soit en posant des conditions préalables irréalistes aux pourparlers de paix (des conditions contraires aux décisions des chefs d’État africains), soit en mettant fin au mandat des forces de la CAE qui avaient réussi à imposer un cessez-le-feu, apportant ainsi un répit nécessaire à des populations civiles traumatisées.

Le dernier exemple en date des efforts persistants des États-Unis visant à saper les tentatives de médiation menées par l’Afrique s’inscrit dans le contexte des réunions au niveau ministériel entre les délégations du Rwanda et du Congo à Luanda. Cette réunion a convenu que le Congo fournirait un plan de neutralisation des FDLR, suite à la mise en oeuvre duquel, le Rwanda réexaminerait ses mécanismes de défense. Il est surprenant de constater que les États-Unis, par l’intermédiaire de leurs représentants à l’ONU, ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour imposer leur vision illogique de l’ordre dans lequel ces mesures convenues doivent être mises en oeuvre. Selon l’intervention des États-Unis au Conseil de Sécurité de l’ONU, la révision par le Rwanda de sa position défensive doit précéder l’élaboration et la mise en oeuvre des plans de neutralisation des FDLR que le gouvernement Tshisekedi ont promis. En d’autres termes, les activités de lobbying des États-Unis à l’ONU et leurs déclarations publiques incitent une fois de plus Kinshasa à revenir sur les engagements qu’il a pris devant les médiateurs africains.

Le comportement des Etats-Unis apparaît totalement illogique si l’on considère que leur silence (s’ils avaient l’humilité de ne pas interférer) aboutirait aux mêmes résultats au Congo en ce qui concerne leurs intérêts économiques. Après tout, ce n’est pas comme si le gouvernement de la RDC avait un quelconque moyen de pression pour forcer Washington à soutenir un projet génocidaire. Par conséquent, si les États-Unis apportent un soutien diplomatique à un gouvernement qui tente de perpétrer un génocide, c’est parce qu’ils choisissent de le faire. Pour comprendre le comportement des États-Unis, il faut l’analyser en relation avec la politique étrangère globale des États-Unis dans la région des Grands Lacs depuis la période d’indépendance et la façon dont elle a influencé ses relations avec le Rwanda depuis lors.

Sous-traitance de la Belgique et de la France et adhésion aux théories racistes hamitiques

Pendant la majeure partie de la période post-indépendance, les États-Unis ont agi comme la main invisible déplaçant des pions sur son échiquier géostratégique africain. L’approche traditionnelle consistait à laisser les anciennes puissances coloniales (Grande-Bretagne, France, Belgique, etc.) prendre la direction de la gestion des anciennes colonies tant que les intérêts des États-Unis étaient préservés.

Dans la région des Grands Lacs, par exemple, les États-Unis pouvaient apporter un soutien direct en cas de besoin, comme ce fut le cas lors de l’assassinat du Premier ministre congolais Patrice Lumumba en janvier 1961. Des preuves indirectes suggèrent que la Belgique avait commencé à contrecarrer les mouvements d’indépendance nationalistes dans ses anciennes colonies lorsque le roi Rudahigwa du Rwanda est mort dans des circonstances suspectes en juillet 1959 après une réunion avec les autorités coloniales belges basées à Bujumbura, la capitale du Burundi. Des preuves crédibles de la participation de la Belgique à l’assassinat du héros de l’indépendance du Burundi, le prince Louis Rwagasore, en octobre 1961, commencent également à apparaître.

En tout état de cause, tant que l’influence nocive de la Belgique sur ses anciennes colonies empêchait ces pays de se ranger du côté du bloc communiste dans le contexte de la guerre froide, les États-Unis se contentaient de laisser la Belgique mener la danse dans la poursuite de ses propres intérêts. Mais quelque chose de plus sinistre se passait au Rwanda et au Burundi.

Une idéologie haineuse promue par les agents coloniaux belges et reposant sur les enseignements hamitiques des missionnaires coloniaux opposait les Hutu aux Tutsi dans les deux pays. Depuis lors et jusqu’à aujourd’hui, la réorganisation par la Belgique de la politique du Rwanda et du Burundi en fonction de ces identités ethniques virtuelles – utilisées pour manipuler les élites postindépendance – a influencé la politique étrangère de Washington dans les deux pays et dans l’ensemble de la région des Grands Lacs. Cette approche erronée de l’histoire et de la politique du Rwanda et du Burundi s’est manifestée en 1972, à la suite d’une incursion ratée de rebelles hutus. Les rebelles ont massacré des milliers de Tutsis, principalement dans le sud du pays, fournissant ainsi un prétexte au gouvernement pour mener une campagne génocidaire massive et planifiée visant les populations Hutu. Déjà à l’époque, dans une note du département d’État américain adressée au président Nixon, Henry Kissinger affirmait : “la réconciliation entre Hutu et Tutsi semble impossible, et il est difficile d’imaginer une situation stable avant que les Hutu majoritaires ne prenent le dessus, comme ils l’ont fait au Rwanda voisin”.

Kissinger se trompait, bien sûr. Le Rwanda n’était pas stable à l’époque ; c’était un État raciste pratiquant l’apartheid et menant régulièrement des pogroms contre les Tutsi sous divers prétextes. Il avait produit des centaines de milliers de réfugiés Tutsi qui en octobre 1990 allaient lancer une lutte armée pour leur droit d’exister en tant que citoyens dans leur propre pays. Pourtant, la volonté des États-Unis d’imposer une majorité politique Hutu au Burundi et au Rwanda est restée intacte ; elle s’est manifestée par l’ingérence de Washington dans les négociations de paix au Burundi à la fin des années 1990. Cette approche a conduit à l’institution de quotas ethniques dans les accords d’Arusha de 2000 et a porté au pouvoir le CNDD-FDD. Cependant, contrairement à ce que pensait Kissinger, le Burundi n’est pas devenu un pays stable. Comme l’a prouvé la crise de 2015, il est toujours en proie à des tensions ethniques et à des difficultés économiques.

Cette approche a également servi d’alibi à la France qui, avant et pendant le génocide contre les Tutsi au Rwanda, affirmait défendre un droit “inhérent” des Hutu à gouverner, alors qu’en fait elle permettait aux tenants d’une idéologie raciste de planifier, d’organiser et d’exécuter le génocide.

Malgré toutes ces leçons de l’histoire, la politique américaine dans la région des Grands Lacs continue d’être influencée par des considérations tribales. Actuellement, Washington soutient un gouvernement congolais qui reproduit les mêmes politiques qui ont conduit au génocide contre les Tutsi au Rwanda, tout en soutenant des figures du Hutu Power, telles que Paul Rusesabagina, qui se sont donné pour mission de réinstaurer l’ethnicisme sous le couvert de la promotion d’une véritable démocratie. Les États-Unis restent également le principal promoteur de la négation du génocide ; c’est en effet le seul pays au monde qui refuse d’adopter la terminologie juridique de ce qui s’est passé en 1994 au Rwanda : le génocide contre les Tutsi. Si l’on se fie à l’histoire, Washington n’est pas animé par la bienveillance.

Tentatives de transformer le Rwanda en marionnette des États-Unis

Dans une récente interview, le président rwandais Paul Kagame s’est penché sur les raisons pour lesquelles le problème des FDLR n’est toujours pas résolu, malgré le fait que la communauté internationale, en particulier les États-Unis, ait dépensé des milliards de dollars pour une mission de maintien de la paix de l’ONU qui a été ostensiblement mise en place pour traiter ce problème parmi d’autres. Kagame a laissé entendre que les FDLR étaient perçues par certains comme un outil leur permettant de placer le Rwanda sous leur contrôle. Les faits disponibles tendent à valider cette thèse.

Il est indéniable que la création des FDLR a été facilitée par la France à un moment où son principal objectif était de récupérer sa sphère d’influence au Rwanda. La volonté du FPR d’exclure du système politique rwandais post-génocide les alliés de la France, les figures du Hutu Power, constituait un obstacle à l’ambition de la France. Pour vaincre la résistance du FPR, la France a organisé la fourniture d’armes et de munitions aux forces génocidaires vaincues qui s’étaient repliées au Zaïre. Pendant des années, les deux pays sont restés en conflit, les politiciens français menant une guerre militaire et judiciaire contre les nouveaux dirigeants du Rwanda. Ils ont fini par perdre. Le fait que, tout au long de sa présence au Congo, une mission de maintien de la paix de l’ONU financée principalement par des pays occidentaux ait constamment refusé de combattre les FDLR tout en ne manquant jamais de montrer son empressement à combattre uniquement le M23, un groupe présenté comme exclusivement tutsi, ne devrait pas etre une surprise.

Pendant ce temps, alors que les États-Unis semblaient se désintéresser de la confrontation entre la France et le Rwanda, ils n’ont jamais condamné les visées obsessionnelles et criminelles de la France. Après tout, quoi que fasse la France, il n’y avait pas de risque immédiat que le Rwanda devienne membre d’un bloc inexistant dirigé par un concurrent des États-Unis. L’Union Sovietique s’etait éffondrée.

Aujourd’hui, les choses sont différentes. Dans un monde multipolaire émergent, où l’Occident collectif s’inquiète de l’affaiblissement de son influence, les États-Unis sont engagés dans ce que le professeur John Mearsheimer décrit comme une “compétition sécuritaire” contre la Chine et la Russie. Dans ce jeu à somme nulle, “vous êtes soit avec nous, soit contre nous” est la logique qui prévaut parmi les élites des parties belligérantes. Les ressources les plus convoitées dans cette compétition, pour ceux qui l’emporteront, sont les matières premières (y compris les minerais congolais) et les armées africaines. C’est là que le Rwanda entre en jeu.

Le refus du Rwanda de prendre parti dans cette compétition sécuritaire a un prix : l’hostilité du gouvernement américain. À l’heure où les armées occidentales sont chassées dans la région du Sahel et pourraient être amenées à se déployer sur d’autres fronts en Europe de l’Est et au Moyen-Orient, les sociétés de sécurité privées et les armées africaines sont censées protéger les intérêts des puissances occidentales sur le continent. Pour les gouvernements occidentaux, les sociétés de sécurité privées et les armées africaines offrent l’avantage de pouvoir nier de manière plausible leur implication lorsque les choses tournent mal. Certains membres de la CEDEAO (Côte d’Ivoire et Nigeria) ont déjà montré leur empressement à répondre à cette attente au Niger, où la France vient de perdre son accès privilégié aux gisements d’uranium.

Le Rwanda est différent. Si sa décision de s’associer au Mozambique pour restaurer l’autorité de l’État à Cabo Delgado peut être considérée par certains comme principalement motivée par la nécessité de sécuriser les investissements de la société française Total, sa décision en 2020 de contrecarrer une rébellion parrainée par la France en République centrafricaine a en revanche démontré que le Rwanda était un pays africain qui place les intérêts africains et la collaboration intra-africaine au premier rang de ses préoccupations. Des partenaires avisés apprécieraient et respecteraient cette attitude, mais pas les États-Unis qui exigent une soumission totale. Pour s’assurer le contrôle de matières premières très convoitées et de l’armée hautement professionnelle du Rwanda, les États-Unis sont prêts à aller très loin, y compris à réhabiliter la création de la France : les FDLR.

Dissonance cognitive des États-Unis

Lors d’une récente discussion, un professeur d’une université américaine a fait part de ses réflexions sur la relation difficile entre le Rwanda et les États-Unis. Il a expliqué que si la plupart des fonctionnaires du ministère américain de la défense admirent le professionnalisme de l’armée rwandaise et souhaitent que les États-Unis renforcent leurs liens avec ce pays, ceux qui dirigent le département d’État américain sont pour la plupart des militants de la démocratie libérale qui ne peuvent tolérer la détermination du Rwanda à tracer sa propre voie politique et à définir la démocratie selon ses propres termes. Ces deux points de vue concurrents au sein de l’administration américaine expliquent pourquoi le comportement bipolaire de Washington à l’égard du Rwanda est déroutant pour la plupart des observateurs.

Il faut noter que si le DoD et le Département d’Etat recherchent tous deux la collaboration de l’armée rwandaise pour diverses raisons, bonnes ou mauvaises, les moyens d’atteindre cet objectif diffèrent. Les réalistes veulent un partenariat qui tienne compte des intérêts des deux pays et les militants libéraux entendent écarter du pouvoir ce qu’ils considèrent comme un commandant en chef indiscipliné et le remplacer par un dirigeant soumis prêt à compromettre les intérêts de son pays et à donner la priorité à ceux des États-Unis.

La stratégie américaine suit les traces de la stratégie française de 1990 à 2022. Elle comporte plusieurs volets.

La première consiste à délégitimer les dirigeants rwandais auprès de l’opinion publique. Ce n’est pas une tâche facile puisque la trajectoire actuelle du Rwanda, même sur la base des seuls indices de développement, justifie les choix politiques de ces dirigeants. Il faut pour cela réécrire l’histoire du Rwanda en s’engageant dans la négationnisme, le révisionnisme, la justification du genocide contre les Tutsi, tout en transformant les héros du FPR en vilains et en soutenant des figures du Hutu Power telles que Paul Rusesabagina. Il faut également transformer les victimes congolaises de l’idéologie du génocide en auteurs en vilipendant le M23 et ses soutiens présumés et en attribuant au Rwanda la même avidité pour les minerais qui sous-tend la réponse des États-Unis à la crise du Congo.

L’autre consiste à s’attaquer à l’intégrité et à la cohésion de l’armée en menaçant de revoir la participation du Rwanda aux missions de maintien de la paix. L’objectif de cette menace est évident : monter l’armée contre les dirigeants. On peut se demander pourquoi une stratégie qui a échoué au Burundi au plus fort de la crise de 2015 et avec une armée polarisée est utilisée dans le cas du Rwanda. (Les puissances occidentales ont menacé d’exclure le Burundi des opérations de maintien de la paix, Nkurunziza les a mis au pied du mur et elles ont fait marche arrière). Mais depuis quand nos amis dans capitales occidentales apprécient-ils les leçons de l’histoire ?

La troisième composante de la stratégie américaine consiste à réhabiliter les FDLR en tant que force rebelle ayant des griefs légitimes. Les États-Unis ont soudainement développé une sorte d’amnésie à l’égard de ce groupe génocidaire fondé par des auteurs du génocide. Bien qu’il s’agisse d’un groupe terroriste sanctionné par les États-Unis depuis 2001 -suite à l’attentat de Bwindi en 1999 qui a coûté la vie à neuf touristes, dont deux Américains – les communications officielles des États-Unis n’y font plus référence en tant que tel. À cet égard, il est assez étonnant que les efforts de collaboration du Rwanda, qui ont conduit au transfert aux États-Unis de trois individus impliqués dans l’attentat, n’aient jamais fait l’objet d’une quelconque réciprocité. Les États-Unis ont tout simplement refusé de partager les informations sur le procès et la localisation de ces personnes. Quoi qu’il en soit, les FDLR sont devenues utiles dans la mesure où les Rwandais ne fuient pas leur régime prétendument dictatorial pour rejoindre les rangs de ceux que les États-Unis considèrent comme des leaders de l’”opposition”. Les Etats-Unis, comme tout gouvernement désireux de déstabiliser le Rwanda, n’ont d’autre choix que de s’appuyer sur les vestiges du gouvernement génocidaire qui a été vaincu en 1994.

Comme nous l’avons déjà noté, les Américains, comme les Français avant eux, sont impliqués dans un chantage pour assouvir leurs intérêts géostratégiques. Peut-être les Africains ont-ils été trop optimistes en pensant que les gouvernements qui ont refusé de reconnaître que les événements tragiques de 1994 au Rwanda constituaient un génocide au moment des faits prendraient soudainement une position de principe sur la menace que représente l’idéologie du génocide au Congo et le négationnisme au Rwanda. Le plus souvent, les menaces auxquelles nos pays sont confrontés sont utilisées pour promouvoir les intérêts géopolitiques et économiques de l’Occident, même celles aussi graves que la résurgence du mouvement Hutu Power dans un pays où l’extrémisme hutu a provoqué un cataclysme il y a seulement 30 ans.

Dans les jeux politiques des occidentaux, serrer la main des génocidaires n’est pas un taboo.

L’article d’opinion ci-dessus a été initialement publié dans The Pan African Review le 6 avril 2024.


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