« Rwanda, du chaos au miracle » : le titre du documentaire de Sonia Rolland diffusé en novembre 2014 évoque bien le « miracle rwandais ». Tous les observateurs et les institutions internationales ne tarissent pas d’éloges : l’éducation, la santé, les TIC, la préservation de l’environnement, la promotion de l’égalité des sexes... Le Rwanda brille sur tous ces tableaux.
Mais, aux yeux de la Communauté et de l‘opinion « internationale », c’est au prix de la « dictature du développement » incarnée par Paul KAGAME : « l’homme fort » de Kigali mènerait à marches forcées le « Singapour africain ». Sans aucune adhésion de la population. Et l’on oublie ou l’on fait semblant d’oublier que ce développement socio-économique repose nécessairement sur des choix politiques forts qui ont permis la Renaissance de la nation rwandaise ; Un modèle endogène et éminemment inclusif. Tout le contraire d’une dictature, de tout pouvoir monarchique ou oligarchique.
C’est de ce modèle, guère connu en dehors du Rwanda, que nous allons esquisser les grandes lignes en quatre points :
– Le programme « Ndi umunyarwanda » ;
– La mise en place des « solutions localement conçues » et de la démocratie participative ;
– « Vision 2020 » et décentralisation.
I- LE PROGRAMME « NDI UMUNYARWANDA » (« JE SUIS RWANDAIS »)
Entre avril et juillet 1994, c’est l’apogée d’une discrimination et d’un rejet constants de la composante tutsi par les dirigeants hutus au Rwanda : 1.074.170 victimes, selon le recensement de 2000-2002, dont 934 218 victimes identifiées avec certitude et tous tutsi ou assimilés.
Deux ans après, en novembre 1996, le nouveau gouvernement rwandais d’union nationale décide de rapatrier les réfugiés hutus majoritairement installés dans l’ex- Zaïre. Progressivement, survivants et génocidaires étaient contraints de vivre dans les mêmes « villages », au sein des mêmes communautés. Le vivre ensemble est le premier grand défi que devait relever et qu’a réussi avec un succès certain le pays de Gihanga.
Une des toutes premières grandes mesures prises par le gouvernement rwandais au lendemain du génocide, c’est la mise aux oubliettes de la tristement célèbre carte d’identité avec mention « ethnique » associée à la désignation des victimes pendant le génocide.
La formalisation du programme « Ndi umunyarwanda » date de 2013, mais la création de la Commission Nationale pour l’Unité et la Réconciliation du Rwanda date de 1999, au terme d’un processus de dialogue national de dix mois (mai 1998- mars 1999).
Les Rwandais ont le privilège d’avoir une même langue, une même culture et une longue histoire commune. L’objectif du programme : « revenir aux origines de l’identité rwandaise, origines qui ont été longtemps déshonorées pendant le siècle passé(les colonisateurs, les républiques basées sur le divisionnisme et sur la propagation de la haine jusqu’au génocide) ». Et ce « passage obligé vers l’unité et la réconciliation est un long processus qui exige de persévérer et la participation à tous les niveaux ». Il s’agit de s’affirmer comme « umunyarwanda » et réaffirmer l’ubuntu, vertu inclusive par excellence.
Dans la langue courante, on peut traduire ubuntu par « partage, don gratuit » et donc par « altruisme ». L’altruisme (vs individualisme) est universel. Comme vertu individuelle ou collective. Mais, au Rwanda, l’ubuntu est la vertu cardinale. Le Rwanda est le pays de l’ubuntu. C’est le pays du partage et de la solidarité, des solidarités « horizontales » : des solidarités de proximité (en famille, entre voisins) aux solidarités entre les frères humains (Abantu). A travers l’ubuntu, le modèle participatif est dans l’ADN du peuple rwandais : l’Ubuntu sous-tend les solutions « localement conçues ».
II-LA MISE EN PLACE DES « SOLUTIONS LOCALEMENT CONÇUES »ET DE LA DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE.
Les solutions localement conçues(SLC)
Le recours aux solutions endogènes est inscrit dans la Constitution de 2003 révisée en 2015 (article 11).
On connaît les juridictions populaires, dites Gacaca(prononcer Gatchatcha) : plus de 12 000 tribunaux communautaires ont effectué plus de 1,2 millions de jugements de présumés génocidaires à travers le pays en quelque 8 ans entre 2005 et 2012, année de leur fermeture officielle.
Beaucoup moins connue mais très importante, Ia SLC Imihigo (« contrats de performance ») institutionnalisée en 2000 : chaque début d’année (fiscale), les dirigeants de toutes les institutions à tous les niveaux s’engagent devant le chef de l’État et la population mais aussi les uns vis-à-vis des autres à fournir un certain nombre de résultats dans le cadre des programmes de développement. Ainsi, dans chaque district, le nombre de kilomètres de route à construire, d’hectares de plantations à développer ou d’enfants à scolariser…sont clairement définis.
Cet ensemble d’indicateurs forme alors la base du contrat de performance que le maire va signer avec le président et, donc, avec tout le pays. Et, à la fin de l’année, il faut rendre des comptes sanctionnés par un classement rendu public dans une cérémonie officielle en présence du Président et des plus hautes autorités du pays mais aussi des représentants du secteur privé et du corps diplomatique. Une culture du résultat et de la« comptabilité » mais aussi de la transparence est aujourd’hui devenue la norme.
Les « Solutions localement conçues » (SLC) sont recensées et décrites dans "Rwandapedia". Lancé très officiellement le 30 octobre 2013, ce site internet bilingue (kinyarwanda-anglais) est détenu, développé, géré par le Rwanda afin de proposer lui-même son Histoire et les perspectives de son développement.
Voici, dans l’ordre chronologique de leur modernisation et réintroduction officielle à différents niveaux de décentralisation du pays, les 8 autres SLC : Ingando (« Programme d’éducation pour la paix et l’unité », 1997) ; Umuganda(« Travaux communautaires », 1998) ; Ubudehe (« Travail collectif pour la réduction de la pauvreté », de 2001/2012) ;Umushyikirano (« Dialogue national », 2003) ; Umwiherero (« Retraite gouvernementale élargie », 10-17 janvier 2004) ; Abunzi (« Réconciliateurs », « médiateurs », 2004) ; Girinka (« Une vache par famille, 2006) ; Itorero (« Ecole civique, 2007).
La mise en place progressive de ces valeurs et de ces solutions « endogènes » est un des principaux facteurs du « miracle rwandais » : elles structurent en profondeur toute la vie politique du Rwanda nouveau et elles caractérisent la démocratie (à dominante) participative.
Le choix de la démocratie (à dominante) participative.
La démocratie, « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », n’est pas « un luxe pour l’Afrique ». Elle doit, tout simplement, être (une) autre (forme de démocratie), endogène. Il existe, en effet, plus d’une forme de démocratie ou plutôt plusieurs « dominantes » dans les pratiques démocratiques, tous les systèmes étant mixtes dans la réalité.
Selon le degré de délégation des pouvoirs, l’on distingue quatre formes de démocratie, dont trois sont très bien connues : la démocratie à (dominante) « directe » ; la démocratie à (dominante) « représentative » ; la démocratie (à dominante) « populaire ». La démocratie à (dominante) « participative » est l’ensemble des dispositifs et des procédures qui permettent d’augmenter l’implication des citoyens _TOUS ET TOUTES _ dans la vie politique et d’accroître leur rôle dans les prises de décision.
Le Rwanda est sans doute le seul pays à pratiquer la démocratie (à dominante) participative, à l’inscrire dans sa Constitution (Article 48) en tous cas. Depuis la mise en place de la « Vision 2020 » (prononcer : « vingt-vingt »), bien de pratiques traditionnelles de démocratie participative ont été remises à l’honneur en même temps qu’une politique de décentralisation avancée était enclenchée dans le but d’inclure et de faire participer le plus possible les populations dans leur propre développement. Y compris, la diaspora, une des plus importantes et des plus actives parmi les communautés africaines expatriées.
III- « VISION 2020 » ET DÉCENTRALISATION
La Vision « 2020 » est, elle aussi, le résultat d’un processus consultatif national qui a été initiée entre 1997 et 2000. Voici comment le présente le Président Paul Kagame lui-même : « La Vision 2020 reflète les aspirations et la détermination des Rwandais à la construction d’une identité rwandaise d’unité, de démocratie et d’inclusion, après de longues années marquées par des régimes autoritaires et exclusivistes. A travers cette Vision, nous visons de transformer notre pays en un pays à revenu intermédiaire où les Rwandais jouissent d’une meilleure santé, éduqués et plus prospères de façon générale […]. ».
La Vision « 2020 » lie donc clairement développement et démocratie participative. Et la décentralisation est le gage de l’efficacité de cette ambition nationale. Elle crée, en effet, un espace politique le plus ouvert possible, donne à la population à tous les niveaux les capacités de participer activement à la transformation politique, économique et sociale du pays dans les secteurs qui ont été décentralisés : Agriculture, Education, Bonne Gouvernance, Santé, Infrastructures, Justice, Protection sociale.
Et le Rwanda est sans doute un des pays les plus décentralisés du monde. La loi organique du 31 décembre 2005 organise le territoire national en 5 niveaux de gouvernement. Avant, le pays était divisé en 12 « préfectures » divisées en 106 « communes ». La dernière loi de décentralisation a rendu les entités existantes plus « viables » en baissant considérablement leur nombre et elle a poursuivi le processus de décentralisation en créant un cinquième échelon de base, le village (« umudugudu ») et donc plus d’espace pour la participation citoyenne : Province ou Intara (de 12 à 4 Provinces et la Ville de Kigali) ; District ou Akarere (de 106 à 30 Districts) ; Secteur ou Umurenge (de 1.545 à 416 Secteurs) ; Cellule ou Akagari (de 9.165 à 2.150 Cellules) ; Village ou Umudugudu(14.837Villages).
Et si la « Vision 2020 » a porté ses fruits, c’est parce que le processus de décentralisation et la mise en place les solutions « endogènes » vont de pair comme le souligne la Banque mondiale (Banque Mondiale, Rwanda – Vue d’ensemble, 06 oct. 2015). Mais c’est aussi grâce à la mise en place d’un pouvoir partagé.
IV- LE PARTAGE DU POUVOIR
Au pays de l’Ubuntu, le pouvoir est « partagé » (et non « départagé »). Le « partage équitable » du pouvoir et le consensus sont inscrits dans la Constitution de 2003 révisée en 2015 dans le préambule ainsi que dans l’article 10, consacré aux « Principes fondamentaux ». Contrairement aux pays comme la France où l’affrontement est érigé en règle d’or, au pays du partage, le gouvernement d’union nationale et le front républicain vont de soi : ils sont institutionnalisés et inscrits dans le texte fondamental au chapitre VI (articles 54 à 60) consacré aux « Formations politiques ».
Le multipartisme est reconnu (article 54). La seule interdiction qui frappe les formations politiques est celle de s’identifier à une race, une ethnie, une tribu, un clan, une région, un sexe, une religion ou à tout autre élément pouvant servir de base de discrimination (article 57). Et pour cause. Les partis reconnus (11) se regroupent en un front républicain, « le Forum national de Concertation des Formations Politiques [qui] rassemble les formations politiques pour des raisons de dialogue politique, et de construire le consensus et la cohésion nationale » (Article 59).
Le partage du pouvoir concerne aussi tout naturellement les institutions de l’Etat. Cela est inscrit dans le chapitre 7 (articles 61 à 63) consacré aux « Pouvoirs de l’Etat ». Les « trois pouvoirs sont séparés et indépendants l’un de l’autre mais sont complémentaires » (article 61). Selon l’article 62, partage du pouvoir est respecté dans les institutions de l’Etat conformément aux principes fondamentaux prévus par l’article 10. Ainsi :
– Le Président de la République et le Président de la Chambre des Députés ne peuvent pas provenir d’une même formation politique.
Et, dans la pratique, il en est de même du Premier Ministre et du Président de la République ; - Les membres du Gouvernement sont choisis au sein des formations politiques en tenant compte de la répartition des sièges à la Chambre des députés et la formation politique majoritaire ne peut pas avoir plus de cinquante pourcent (50%) des membres du Gouvernement ;
– Au Parlement, le principe de représentation des différentes catégories est respecté.
Aujourd’hui, la moitié des 11 partis politiques officiellement enregistrés y sont représentés. Et, au pays du partage, le gouvernement, les partis politiques, les agences onusiennes, les organisations internationales et locales, les ONG, le secteur privé, les communautés locales, tous se doivent de travailler de façon solidaire et cohérente pour faire face aux défis, à la recherche des solutions efficaces, loin de toute opposition frontale systématique.
Dans une démocratie (à dominante) participative et donc dans un espace politique ouvert à tous, il faut organiser et garantir le partage : c’est donc d’abord un problème de « bonne gouvernance ». Dans le cadre très décentralisé, le rôle de « garde-fous » est assuré par des structures institutionnalisées, au premier rang desquelles se trouvent deux organismes eux-mêmes décentralisés.
L’Office of Ombudsman (le Défenseur des droits) : son rôle est de combattre la corruption par l’éducation, la prévention et l’application de la loi : stages de sensibilisation ; alourdissement des peines encourues ; identités des coupable rendues publiques...
En 2015, Transparency International classe le Rwanda au 44ème rang mondial et au 1er en Afrique, juste avant L’Ile Maurice (45ème).
Le Rwanda Governance Board (RGB) : il est chargé de la mise en application des politiques publiques (décentralisation, certaines SLC…), l’enregistrement des partis politiques (11, dont la moitié au moins sont bien représentés au gouvernement et presque tous au Parlement bicaméral), des ONG (1 400 ONG, dont 500 confessions religieuses…), des associations professionnelles (pharmaciens, avocats, taxis…), des coopératives etc.
En termes de bonne gouvernance, le Rwanda occupe le 1er rang en Afrique, le 7ème dans le monde devant des nations comme la Suisse (9ème) ou le Luxembourg (10ème).
Le RGB est chargé aussi de l’évaluation régulière des médias et de leur développement (Baromètre Rwanda Media). Mais le Code d’Ethique et de Déontologie des médias rwandais a été adopté en 2004 après consultations entre le Haut Conseil de la Presse d’une part, les professionnels et partenaires des médias au Rwanda d’autre part.
En vingt-deux ans, le nombre des stations de télévision est passé de 1 à 6, le nombre de stations radio de 1 à 29. Et il existe actuellement plus de 45 titres de journaux (la plupart en kinyarwanda) et 80 sites-web d’information. Et ceux qui lisent les journaux et écoutent les radios privées peuvent constater que l’on peut critiquer le pouvoir. Les limites, fixées par la loi : provocation aux crimes ou aux délits (meurtre, pillage, incendie, etc.) ; diffamation ; racisme ; l’incitation à la haine ; le racisme et, bien sûr, l’apologie du génocide…
C’est ce partage du pouvoir, cette union nationale qui a facilité la mise en place et la réalisation de politiques à long terme : la « Vision 2020 » entrée dans sa dernière phase et bientôt la « Vision 2050 », en gestation depuis décembre 2015 au dernier Dialogue national(Umushyikirano).
Les succès sont au rendez-vous : mutuelle de santé pour tous, espérance de vie ayant passé de 45 à 65 ans ; plus de 90% de scolarisation des enfants de moins de 12 ans ; 7% de croissance….
Mais le Rwanda est surtout reconnu comme exemplaire en matière d’égalité femmes/hommes. Dans le classement de la parité au Parlement, il est 1er de la liste avec 63,8% de femmes parlementaires et 6ème sur la base sur plusieurs critères : l’accès aux soins de santé, l’accès à l’éducation, la participation économique (salaires, participation au marché du travail, fonctions dirigeantes) et la représentation politique. Ce succès est lié au choix et à la promotion de la démocratie participative.
TRADITION ET MODERNITÉ
Vingt-deux ans après le génocide, le Rwanda peut être considéré comme porteur d’un double message : un pays peut renaître de ses cendres à condition de renouer avec ses propres racines. Mais le retour aux sources n’est pas un retour dans le passé : c’est un processus de modernisation, qui tienne compte du contexte spatio-temporel, historique et culturel. Et pour mener vers un réel et rapide changement, cet enracinement doit être combiné avec un leadership fort, avec la volonté et l’action d’un grand leader qui a des idées claires sur ce qu’il souhaite pour son pays.
Vingt-deux ans, c’est juste l’âge de la majorité. Le processus de reconstruction de la nation et de consolidation des progrès accomplis demande encore du temps.
*André Twahirwa auteur de cette analyse socio économique est un Enseignant à la retraite
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