Le feuilleton judicaire d’Agathe Habyarimana se poursuit

Redigé par Tite Gatabazi
Le 26 mai 2025 à 06:41

Dans l’opaque labyrinthe des grandes affaires politico-judiciaires, l’affaire Agathe Habyarimana s’érige en paradigme troublant d’une dissonance judiciaire où se conjuguent, dans une tension presque irréconciliable, les impératifs de la raison d’État, les exigences de la vérité juridique et les garanties de l’équité procédurale.

Ce cas emblématique, à la croisée des chemins entre mémoire post-génocidaire et prudence institutionnelle, illustre combien la justice, lorsqu’elle se confronte à des figures situées au cœur des tragédies collectives, devient elle-même l’arène d’une lutte sourde entre les contraintes diplomatiques, les impératifs du droit international pénal et les scrupules procéduraux qui fondent l’État de droit.

En cela, Mme Habyarimana ne constitue pas seulement un sujet de poursuite ou de refus d’asile : elle incarne une énigme jurisprudentielle dont le traitement révèle les failles systémiques d’une architecture judiciaire partagée entre sa vocation mémorielle et son attachement rigoureux aux formes. Ce hiatus entre la parole souveraine du Conseil d’État, rejetant sa demande de protection au nom de son implication avérée dans la mécanique du génocide contre les tutsi, et la frilosité des juges d’instruction à prononcer sa mise en examen faute d’indices « graves et concordants », dévoile en creux une justice fragmentée, aux logiques discordantes, parfois même antagonistes.
Là où l’une s’autorise une lecture politique et synthétique des responsabilités historiques, l’autre s’abîme dans les replis formalistes de la preuve pénale, révélant une tension latente entre l’aspiration à la justice universelle et les ressorts souvent silencieux de la souveraineté judiciaire nationale.

L’actualité judiciaire française vient une nouvelle fois de raviver les cendres incandescentes d’un des chapitres les plus ténébreux de la fin du XXe siècle : le génocide contre les tutsi au Rwanda. En plaçant sous le prisme de la controverse procédurale la trajectoire judiciaire d’Agathe Kanziga, veuve du président Juvénal Habyarimana et figure tutélaire de l’Akazu, ce cercle restreint accusé d’avoir orchestré, financé et idéologisé l’entreprise d’extermination, la justice française révèle une inquiétante dichotomie entre deux lectures jurisprudentielles du même faisceau de faits.

D’un côté, le Conseil d’État, plus haute juridiction administrative, qui, en 2009, confirmait le rejet de la demande d’asile d’Agathe Habyarimana, en vertu de son rôle « central » dans la genèse et l’essor du génocide. De l’autre, en 2025, deux juges d’instruction antiterroristes qui, au terme de plusieurs années de procédure, concluent à l’absence, à ce stade, d’indices graves et concordants, condition sine qua non de la mise en examen dans le cadre d’une instruction criminelle.

Cette tension jurisprudentielle, au-delà de ses implications judiciaires immédiates, soulève de graves interrogations sur l’architecture de la justice française et la manière dont elle articule droit, histoire et responsabilité. En filigrane, se pose une question fondamentale : comment deux formations juridictionnelles d’égale rigueur intellectuelle, instruites des mêmes pièces et nourries des mêmes archives, peuvent-elles aboutir à des conclusions si antinomiques ?

Le Conseil d’État, dans son arrêt du 16 octobre 2009 (CE, 9e et 10e ss-r., n° 311793), s’était montré sans ambages. La décision qui rejetait la demande d’asile d’Agathe Kanziga reposait sur un constat de participation active et soutenue au sein d’un appareil d’État génocidaire, soulignant non seulement son implication présumée dans la propagande anti-tutsi, mais également ses connivences durables avec les auteurs du crime après son exil.

En vertu de l’article 1er F, a) de la Convention de Genève, la juridiction administrative a ainsi justifié l’exclusion de Mme Habyarimana du bénéfice de la protection internationale, considérant qu’il existait des « raisons sérieuses de penser » qu’elle avait participé à la préparation du génocide.
À l’inverse, l’ordonnance récente des juges d’instruction, rendue publique dans le contexte d’une procédure antiterroriste diligentée depuis plusieurs années, conclut de manière surprenante à l’inanité, du moins pour l’heure, des charges suffisamment étayées pour justifier une mise en examen. Cette divergence ne repose pas tant sur l’innocence proclamée que sur des motifs procéduraux : vices de forme, défaut de contextualisation des faits, incertitude sur la chaîne de commandement autant de failles que les défenseurs de l’État de droit considèrent comme les piliers d’un procès équitable, mais que d’aucuns pourraient interpréter comme les stigmates d’une justice paralysée par sa prudence ou ses ambivalences diplomatiques.

On ne saurait s’exonérer, ici, d’une lecture politique de cette situation. Il est notoire que le dossier rwandais embarrasse les autorités françaises depuis plusieurs décennies, tiraillées entre les impératifs de coopération judiciaire avec Kigali et la nécessité de préserver certaines zones d’ombre de l’implication française dans le conflit.

Dans ce contexte, Agathe Habyarimana, personnage éminemment symbolique, devient autant un enjeu judiciaire qu’un objet diplomatique. Peut-on alors penser que l’instruction pénale, soumise à la rigueur procédurale de la preuve et à la temporalité diluée des faits, se heurte à un mur d’opacités, là où la juridiction administrative, libérée du fardeau de l’enquête criminelle, s’autorise une lecture plus holistique, voire prescriptive, du rôle des protagonistes du génocide contre les tutsi de 1994 ?

Ce hiatus manifeste entre les deux lectures révèle plus qu’une simple divergence d’appréciation : il trahit une crise de l’harmonisation normative dans le traitement judiciaire du crime de génocide. Comment admettre, sans écorner la légitimité du droit, qu’un même individu puisse être jugé inapte à bénéficier du droit d’asile pour cause de participation présumée à un génocide, mais, dans le même souffle, jugé insuffisamment incriminable au regard du droit pénal français ?

Ce paradoxe, qui confine à l’inconcevable pour les rescapés du génocide et les tenants de la mémoire, alimente une désillusion croissante quant à l’effectivité du devoir de justice universelle.

Il conviendrait, en ultime analyse, que l’institution judiciaire s’engage dans un recadrage doctrinal rigoureux, afin de ne pas laisser se propager, dans l’opinion, l’idée d’une justice à géométrie variable. À défaut, elle risque de creuser le fossé entre la reconnaissance symbolique de la vérité historique et la justiciabilité effective de ses auteurs.

La justice, pour être digne de ce nom, ne saurait être seulement la gardienne de la forme : elle est aussi le vecteur d’une mémoire partagée, l’outil d’une réparation, et, dans les cas les plus extrêmes, le dernier rempart contre l’oubli.

Le cas Agathe Habyarimana ne peut se résumer à un débat d’école entre magistrats : il est le test moral et juridique d’un pays face à son rapport au crime absolu.

L’affaire Agathe Habyarimana illustre une dissonance entre raison d’État, vérité juridique et équité procédurale

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