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Hélène Dumas dédie son prix aux rescapés du génocide contre les tutsis

Redigé par Karirima A. Ngarambe
Le 6 juin 2021 à 01:35

Dans son remerciements à la Fondation Pierre Lafue, son président, ses administrateurs ainsi que les membres du jury pour ce prix qui revêt pour elle une dimension toute particulière, elle dit : « ce livre porte en lui les voix des victimes d’une tragédie si longtemps ignorée, déniée, éloignée de notre monde au nom d’un exotisme teinté de mépris ».

Et elle poursuit : « Aujourd’hui, c’est à ces mots empreints d’une terrifiante beauté, couchés sur le papier avec une douloureuse obstination par les orphelins et les orphelines que vous donnez du prix ; que vous accordez une valeur historique pour dire ; pour comprendre un peu mieux l’ultime tentative d’extermination exhaustive d’un groupe humain de notre tragique XXe siècle, celle des Tutsi du Rwanda ».

Hélène Dumas est historienne, chargée de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique « CNRS ». Elle travaille sur le génocide contre les tutsis. Apres une étude des dynamiques micro-locales d’exécution de la violence à partir des procès « gacaca », elle consacre ses recherches à l’histoire des victimes et des survivants du génocide contre les tutsis. Elle s’intéresse particulièrement à l’expérience des enfants survivants.

Elle sait toute l’attention que prêtait Pierre Lafue à la jeunesse ; le jour de la remise du prix, son legs rencontre « des enfances brisées, anéanties, abîmées à jamais, celles qui peuplent le récit d’un monde littéralement renversé où les normes sociales, les valeurs culturelles puis le souvenir des gestes de bonté et de la foi célébrée en commun furent foulés au pied par des tueurs résolus à faire advenir un Rwanda définitivement purifié de la présence des Tutsi »

Son livre est construit à partir des voix de celles et ceux qui eurent le courage de raconter leur nuit, celle qu’ils traversèrent d’avril à juillet 1994 et qu’eux seuls pouvaient dire. Cachés dans les brousses, ensevelis sous les cadavres dans les églises, terrés dans l’épaisseur étouffante des marais, ils furent les témoins de l’inventivité cruelle des tueurs, de leur volonté d’humilier, d’avilir leurs pères, leurs mères, leurs sœurs, leurs frères, leurs oncles, leurs tantes, leurs grands-parents. Le monde des adultes devenait impuissant à les protéger et se transformait en menace mortelle.

Avec chacun des récits, se dévoile le cœur de toute une politique de génocide, c’est-à-dire l’éradication d’un groupe par le meurtre systématique de ses enfants, de sa descendance.

La rupture de la filiation - son saccage devrait-on préciser ici tant les corps des femmes et des fillettes firent l’objet d’atteintes cruelles particulières - constitue l’empreinte spécifique de tout génocide. L’enfance représente bien la cible privilégiée des tueurs.

Les cahiers, rédigés un jour d’avril 2006, constituent donc des archives survivantes. C’est ici leur valeur première.

Puis viennent les mots, les phrases entrecoupées par l’expression de la douleur, par la crainte chevillée à chacune de ces milliers de pages de ne pas être cru par un monde indifférent, celui-là même qui, en 1994, laissa se dérouler le génocide dans un huis-clos terrifiant.

Pourtant, l’écriture de ces orphelins et de ces orphelines défie le sens commun qui renvoie si souvent ces expériences extrêmes de la déréliction à un « hors-lieu » du pensable et du dicible.

Se confronter aux récits de ces enfants, consentir à accueillir l’intensité de leurs mots, c’est précisément renoncer à l’impuissance politique et intellectuelle à laquelle condamne le postulat de l’indicible.

Les orphelins et les orphelines, comme tant d’autres survivants du génocide, ont puisé la force de dire, de poser des mots sur le mal absolu qui, sous leurs plumes, n’épouse jamais les traits d’un Mal majuscule, abstrait.
Le mal dont les contours si terriblement concrets se dessinent au fil des textes revêt le visage des édiles locaux, des miliciens interahamwe, des prêtres, des agents locaux, des commerçants, des enseignants, des voisins ; il s’incarne dans la cruauté inouïe infligée aux êtres chers au nom d’un imaginaire raciste venu de loin ; il s’organise minutieusement à travers la mobilisation de l’État et des voisinages pour accroître l’efficacité de l’extermination.

C’est donc avec ces voix qu’elle écrit ce livre. Avec elles, toujours. En évitant le surplomb rassurant du commentaire savant. Car les cahiers ne sont pas réductibles à une source, à un corpus archivistique, à un matériau : ils sont autant de linceuls de papier. Au creux des pages s’écrivait certes avec une terrible précision l’histoire du génocide des Tutsi mais s’exprimait aussi l’immensité du deuil dans l’intimité des prises d’écriture subjectives.

« Je vais raconter ma vie et, peut-être, vais-je reposer un peu mon cœur si quelqu’un sait ce que j’ai vécu », écrit un jeune garçon âgé de six ans en 1994.
Ce désir d’être entendu, de laisser une trace des vies abolies, si souvent exprimé par les orphelins et les orphelines obligeait l’historienne qu’est Hélène Dumas.

Son livre propose une histoire du génocide des Tutsi tissée depuis la trame de ces écritures singulières d’une expérience collective, permettant de comprendre un peu moins mal cet événement majeur de notre vingtième siècle et son irradiation infinie sur les existences individuelles.

Ce labeur patient pour faire advenir un récit historique par la voix des survivants et des survivantes nécessitait à son tour d’être reçu, compris avec toute sa charge de violence et les puissants affects qu’elle provoquait.

« Sans la générosité sensible de Clémentine Vidal-Naquet qui a porté l’écriture de ce livre avant de l’accueillir dans sa collection aux éditions La Découverte, il n’aurait tout simplement pas vu le jour. Et je tiens ici à lui exprimer mon infinie gratitude ainsi qu’aux éditions La Découverte » dit Hélène Dumas.

Au moment de conclure son récit, un jeune rescapé écrit : « Merci, c’était votre orphelin sans adresse. (…) Nous avons un profond chagrin qui ne nous quitte jamais. Je vous demande en disant : comme vous avez pu nous demander ce témoignage, lisez-le et relisez-le, peut-être que cela deviendra un exemple pour nos enfants et pour les étrangers. Que cela soit écrit dans les livres d’histoire. »

En kinyarwanda il existe un terme profond pour exprimer la dignité : « ubumuntu ».

En 1994, les génocidaires, les commanditaires, les complices et les soutiens de tous ordres en ont été si cruellement dépouillé.

Et pour conclure, Hélène Dumas, la voix un peu enrouée dit : « Aujourd’hui, avec ce prix que je dédie à toutes celles et tous ceux qui eurent le courage de raconter leur nuit infinie du génocide, peut-être pouvons-nous espérer leur restituer, un peu, « ubumuntu » leur dignité, leur humanité »


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