LONGTEMPS, IMMACULÉE A MARCHÉ TÊTE BASSE, changé de trottoir lorsqu’elle apercevait un Africain. S’il lui arrivait de reconnaître un Hutu dans les transports ou au supermarché - elle dit les identifier "à leur physique" -, sa première réaction était la peur. Elle l’imaginait une machette à la main en train de la "couper", avant de se ressaisir en réalisant qu’elle se trouvait en Belgique, un Etat de droit.
L’instant d’après venait la haine. "C’est plus fort que moi. Je n’ai rien de personnel contre eux, mais il y a une frontière, un fossé qui nous sépare."

Immaculée Mukarwego s’est installée à Bruxelles avec ses deux enfants quelques mois après le génocide. "Il y a autant d’histoires que de Rwandais, dit-elle. Mais depuis 1994, il y a deux mondes." - | Cédric Gerbehaye/Vu pour M le magazine du Monde
Immaculée Mukarwego s’est installée à Bruxelles, avec ses mauvais songes et le collier de perles rouges et blanches de sa mère, quelques mois après le génocide des Tutsi qui a fait plus de 800 000 morts entre avril et juillet 1994.
Elle a épousé un avocat belge, Philippe Lardinois, qui a adopté ses deux enfants. A Bruxelles, les réfugiés rwandais ont tout redémarré de zéro. Etudes, boulots mal payés...
Ils se sont globalement bien intégrés à la société belge. Aujourd’hui, la capitale européenne et sa périphérie rassemblent près de 10 000 personnes d’origine rwandaise, en grande majorité hutu, arrivées en plusieurs vagues, la principale après le génocide des Tutsi.

Pacifique Kabalisa, Tutsi, militant des droits de l’homme en exil, a fondé un centre qui a collecté près de 3 000 témoignages sur le génocide. "Il faut que les Hutu aient le droit de raconter comment certains des leurs sont morts, que toute la vérité soit dite." - | Cédric Gerbehaye/Vu pour M le magazine du Monde
Elles ont emporté leurs guerres sur les chemins de l’exil, en France, en Suisse, au Canada, en Allemagne et ailleurs ; mais c’est ici, dans la capitale des anciens colons du pays des Mille collines, que les relations intercommunautaires sont les plus tendues.
"La cohabitation est moins conflictuelle en France, explique le publicitaire et écrivain rwandais Gilbert Gatore, 32 ans, installé à Paris : Ici, la communauté rwandaise n’est pas aussi concentrée puisque, à leur arrivée, les demandeurs d’asile sont affectés dans des centres d’accueil aux quatre coins du pays, en fonction des places disponibles. Faute d’une communauté rwandaise palpable, les gens n’ont pas ces occasions quotidiennes de ressasser le passé et d’exacerber publiquement leur opposition."
Tout le contraire de ce qui se passe à Bruxelles, surnommé le "petit Kigali" par la diaspora, où leur concentration amène Tusti et Hutu à se croiser souvent par hasard.
Grande, mince, élégante dans son tailleur beige, Immaculée souligne que le regard porté sur l’autre dépend du vécu de chacun - victime ou bourreau.
Certains ont vu les cadavres au bord des routes à travers un écran de télévision, en Belgique, où quelques milliers d’étudiants rwandais étudiaient ; d’autres, comme elle, ont été confrontés à l’assassinat des leurs.
Sa mère, ses frères, 32 neveux et nièces ont été exterminés. "Il y a autant d’histoires que de Rwandais, mais depuis 1994, il y a deux mondes", explique-t-elle.
Deux mondes, deux groupes étanches, vivant dans la méfiance. Et à chaque fait divers, les mêmes rumeurs folles. Comme le 22 décembre dernier où Willy, 20 ans, est poignardé à proximité de la gare Centrale.
Les rues de Bruxelles sont désertes en ce petit matin glacial. Vers 5 heures, de retour de soirée avec des amis, Willy tombe sur une bande urbaine, les "Versailles", des mineurs aux origines diverses. Dispute qui tourne mal ? Règlement de comptes ?
La victime est tutsi, le jeune du gang Versailles interpellé, hutu. Très vite, des sites communautaires, des commentaires sur les réseaux sociaux évoquent une "bagarre", voire une "vengeance", à caractère "ethnique"...
Quatre mois plus tôt, c’était le fils du président du Sénat rwandais qui était blessé d’un coup de couteau. Alors qu’aucun élément tangible ne laissait croire à une affaire communautaire, les mêmes discours ont fleuri sur la Toile, comme autant de symptômes de blessures invisibles entre Hutu et Tutsi.
Ces fractures ethniques se raniment chaque année en avril. Le 7, qui marque le début de l’extermination des Tutsi, a été déclaré Journée nationale de commémoration du génocide par le Rwanda et les Nations unies.
A l’étranger, les rescapés de la diaspora marchent côte à côte, silencieusement, des flambeaux à la main. En 2005, des Hutu réfugiés à Bruxelles ont lancé leur propre cérémonie la veille, le 6 avril, jour de l’assassinat du président Habyarimana, parlant de "double génocide", sémantique contredite par les rapports internationaux.
En cherchant à mettre sur le même plan l’extermination des Tutsi et les assassinats de Hutu qui ont notamment suivi le génocide, "ils affirment leur négationnisme", dit l’ambassade du Rwanda à Bruxelles.

Chez les plus jeunes, la tension intercommunautaire est moins vive mais le poids de l’histoire reste lourd à porter. Les mariages mixtes sont rares. - | Cédric Gerbehaye/Vu pour M le magazine du Monde
"Ils sont là, nous ici. Nous ne sommes pas obligés de nous fréquenter", commente Immaculée en dessinant de son doigt deux maisons imaginaires sur la table. Il lui arrive de tomber sur des Rwandais soupçonnés d’avoir du sang sur les mains. Beaucoup ont changé de nom et d’identité en demandant leur statut de réfugié. Mais Bruxelles est un village, et les Rwandais se connaissent tous plus ou moins de nom, de réputation. Ainsi, Immaculée, fonctionnaire, savait qu’un bourreau présumé travaillait dans son service. Longtemps, elle avait pu éviter cet employé. Jusqu’au jour où il est entré dans son bureau. Depuis le génocide, dix-sept ans plus tôt, c’était la première fois qu’elle se retrouvait aussi proche d’un visage hutu. L’homme lui a dit : "Je sais qui tu es et tu sais qui je suis. Je pensais que tu allais régler tes comptes avec moi." Elle, qui était alors sa supérieure hiérarchique : "Si tu as des choses à te reprocher, tu les régleras avec la justice. Pour moi, tu es un employé comme les autres, mais si j’ai des éléments contre toi, je ne te raterai pas." Lui : "J’apprécie ta franchise." Immaculée a depuis changé de poste. Après sa mutation, l’homme lui a écrit : "On te regrettera." Avec le temps, elle est parvenue à faire la distinction entre les criminels et les autres, mais elle n’imagine pas de réconciliation possible. Pas maintenant. "Comment pardonner ? C’est au-delà de l’imaginable. D’abord, personne n’est venu me demander pardon, ensuite, pardonner, c’est oublier. Et ça, je ne peux pas."

Chez les plus jeunes, la tension intercommunautaire est moins vive mais le poids de l’histoire reste lourd à porter. Les mariages mixtes sont rares. - | Cédric Gerbehaye/Vu pour M le magazine du Monde
SACCAGÉ PLUSIEURS FOIS, LE CENTRE CULTUREL RWANDAIS A MÊME DÛ FERMER SES PORTES
Au rwanda, bourreaux et victimes se côtoient au quotidien, au village, à l’école, dans les champs. Chacun sait parfaitement qui est qui et qui a fait quoi, mais officiellement, il n’y a plus de communautés, les mots hutu et tutsi sont bannis, tous sont rwandais, avec la même langue et la même culture.
Plusieurs mécanismes mis en place par le gouvernement, les instances internationales et des ONG travaillent à la réconciliation. Deux millions de génocidaires présumés ont été jugés dans les "gacaca", tribunaux populaires créés en 2001.
Ils sont des milliers à avoir été libérés, parfois avant la fin de leur peine, et à être rentrés chez eux, près de leurs voisins tutsi. Ils doivent vivre ensemble, il n’y a pas d’autre choix. A l’étranger, ces programmes n’existent pas.
Chacun est dans sa vie, dans son histoire et ses souvenirs souvent repassés en boucle.
A Bruxelles plus que dans toute autre ville d’Europe, la séparation entre victimes et bourreaux rwandais s’incarne physiquement dans les bars, les restaurants, les associations et même les compagnies de danse. Des insultes sont prononcées, des clients alcoolisés en arrivent aux mains. Saccagé plusieurs fois, le Centre culturel rwandais a même dû fermer ses portes.
"Même parmi les Belges proches de la communauté rwandaise, les relations sont frontales et la nuance rarement de mise, résume l’avocat Philippe Lardinois, le mari d’Immaculée. Chez nous aussi, toutes proportions gardées, les rancoeurs sont tenaces entre francophones et néerlandophones, mais on ne peut réellement comprendre ce qui se joue entre Rwandais. Les tensions ne datent pas de 1994, mais déjà de 1959, quand des milliers de Tutsi furent chassés, et même avant cela, de l’introduction par les colons belges de cartes d’identité "ethniques"".
Chaque mardi depuis deux ans, une dizaine de militants accrochent des banderoles fustigeant le président rwandais Paul Kagame le long de la grande avenue arborée qui borde l’ambassade du Rwanda. Ils passent la journée là, sous une tente blanche. Il y a Joseph Matata, devenu le défenseur ultra de la cause hutu ; des proches de l’ancien régime reconvertis en chauffeurs de taxi ; des femmes, partisanes de Victoire Ingabire, emprisonnée au Rwanda pour conspiration et négationnisme. Parmi elles, Daphrose Nyirankundwankize, comptable, vice-présidente d’une association pour la paix, affirme qu’aujourd’hui les Hutu comme elle, qui représentent 90 % des Rwandais, n’ont pas le droit à la vérité, et qu’au pays des Mille collines, "certains se retrouvent obligés de travailler pour leur voisin tutsi". A Bruxelles, où tout peut être dit, les langues se délient. Les slogans anti-Kagame masquent souvent des discours extrémistes et belliqueux. Quelques opposants sont aussi tutsi. Militant des droits de l’homme en exil, fondateur d’un centre ayant collecté près de 3 000 témoignages sur le génocide, Pacifique Kabalisa critique l’autoritarisme de Paul Kagame, l’absence de liberté de la presse et de libertés tout court. "Il faut que les Hutu aient le droit de raconter comment certains des leurs sont morts, que toute la vérité soit dite, sinon, on crée trop de frustrations." Pacifique a adopté la fille de sa soeur, dont le père, hutu, a été tué en 1994. Il aimerait qu’elle puisse un jour témoigner, dire que son papa s’est opposé aux machettes, que tous les Hutu n’ont pas trempé dans la barbarie. Sa nièce est de la génération des 18-30 ans, des jeunes qui n’étaient que des enfants lors du génocide, qui ont vécu plus longtemps en Belgique qu’au Rwanda et qui, à l’école, étaient contents de rencontrer un Rwandais dans la cour de récréation.
Pamela, étudiante en journalisme, parle librement de cet héritage. Au lycée, se souvient-elle, elle avait sympathisé avec une Hutu. Lorsqu’elle l’a invité à la maison, sa mère, une Tutsi du Burundi, dévisagea longuement la jeune fille d’un regard noir. Sur le coup, Pamela lui en voulut : "C’est ma copine maman ! Faut arrêter d’être parano quand tu vois un Hutu..." Des mois plus tard, la mère de Pamela assistait au procès d’un génocidaire - depuis 1994, seulement une dizaine de procès de bourreaux se sont tenus à Bruxelles. Son regard croisa deux yeux, qu’elle reconnut immédiatement : c’était la copine de Pamela, venue écouter son père assis sur le banc des accusés. Depuis ce jour-là, Pamela et son amie ne se sont plus adressé la parole. Récemment, la jeune fille s’est rendue à un spectacle de danse rwandaise. A peine entrée dans la salle, malaise : tous les spectateurs étaient des Hutu. L’un murmure dans son dos : "Depuis quand on invite des cafards ici ?" "Inyenzi", cafards, est le mot qu’employaient les génocidaires pour désigner les Tutsi. Même les couples mixtes se sentent souvent obligés de "choisir leur camp". Certains n’ont d’ailleurs pas résisté au génocide. "Nous vivions au Burundi en 1994, se souvient Anita, Tutsi mariée à l’époque à un Hutu. A notre retour au Rwanda, les miens étaient tous morts. Mon mari, lui, avait des parents, des frères, des neveux à serrer dans ses bras. Ils m’ont soutenue, mais je doutais de leurs paroles, de leur humanité."
Le couple s’est séparé peu après son exil en Belgique. Lui, Placide, s’est remarié avec une Hutu et affirme côtoyer quelques Tutsi. Elle, Anita, ne voit plus qu’une seule Hutu, une copine d’enfance. Les jeunes se mélangent davantage que leurs parents, ils peuvent faire la fête ensemble, mais leur vision reste marquée par l’histoire familiale, la mémoire transmise, les non-dits. Petit-fils du premier président du Rwanda, fils d’un ministre du président Juvénal Habyarimana, Ruhumuza, aujourd’hui attaché parlementaire, avoue regretter d’être "catégorisé à l’avance. Parce que les gens connaissent mes origines, ils pensent savoir ce que j’aime, ce que je vais manger... Je n’ai pas de sang sur les mains parce que je m’appelle Mbonyumutwa". Les idées qu’il défend sont pourtant celles de son père : rédacteur en chef du site communautaire JamboNews.net, Ruhumuza invoque dans ses articles "des génocides"... Malgré les discours ou le désir d’ouverture, rares sont les moins de 30 ans qui imaginent épouser quelqu’un de l’autre bord. Des mariages sont annulés sous la pression familiale. Pamela pense qu’"il faudra des générations". Comme leurs parents, la plupart des jeunes vivent encore dans le soupçon. Pamela évite de monter dans un taxi conduit par un Hutu. Lionel, conseiller clientèle, raconte que si un ami débarque en soirée en serrant dans ses bras une fille de l’autre communauté, il ne lui fera pas de réflexion, par politesse, mais pensera que « cela n’est pas correct". Lui avait 7 ans le 8 avril 1994, quand sa famille, tutsi, réfugiée dans les armoires d’un collègue hutu de son père, a été découverte par les milices et fusillée dans une fosse de Kigali. Caché sous un mort, le petit garçon a pu s’échapper et rejoindre une tante mariée à un Belge - ses parents adoptifs. Lionel fréquente peu de Rwandais, sa vie est ici, en Belgique, mais parfois, il a le sentiment qu’un jour, là-bas, tout pourrait recommencer, "en une étincelle".
Photos Cédric Gerbehaye
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