[...]
Dès la fin du XVIIIe siècle, des mesures anthropométriques variées ont commencé à être proposées, dans l’espoir de quantifier le degré d’avancement moral et mental des races à partir d’indices anatomiques : ce fut l’un des fondements de l’anthropologie physique du XIXe siècle. Ce système de mesures conférait aux classifications raciales une apparence empirique, mais -en fait- les catégories qui les composaient étaient souvent inférées à partir des valeurs moyennes auxquelles ne correspondait aucun être humain réel.
La théorie darwinienne de la sélection naturelle a réactivé la vieille idée de la compétition entre les races humaines, rapidement assimilée à la lutte pour la survie. On s’est mis à redouter que les races inférieures, réputées plus fertiles et moins enclines à l’altruisme, ne viennent à bout des races supérieures. La hantise du mélange racial, censé conduire à la contamination de la substance germinative des races supérieures et à leur dégénérescence consécutive, a profondément marqué le XIXe siècle.
L’idéologie nazie en offre un aboutissement extrême. On y retrouve de nombreuses composantes des théories raciologiques antérieures : une classification raciale rigide, la distinction entre races supérieures et races inférieures, la correspondance entre les différences anatomiques et les différences culturelles, l’idée d’une inégalité morale, intellectuelle et civilisatrice des races, le principe de transmission de l’essence raciale par une substance héréditaire ("sang") qui interfère avec l’influence du sol et du climat, la crainte de la dégénérescence raciale par le métissage qui empoisonne le "sang" de la race supérieure, une menace qui pèse sur la race supérieure du fait de la fertilité plus grande et de la fourberie des races inférieures, la lutte entre les races comme force motrice du progrès. Ainsi, l’idéologie nazie offre une synthèse d’au moins deux siècles de développement de la pensée raciale en Occident.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale prit fin, l’Occident tenta de faire le procès de son héritage intellectuel. L’Unesco exprima une conviction alors inédite en inscrivant dans sa constitution l’idée selon laquelle les atrocités de la guerre avaient été rendues possibles par la croyance en l’inégalité des races. Pour ne plus voir de nouveaux Auschwitz, on décida de faire disparaître la notion de races humaines, source présumée de l’horreur suprême. Dans leur Déclaration de 1950, les experts réunis par l’Unesco affirmèrent l’unité fondamentale de l’espèce humaine et reléguèrent la diversité biologique des hommes au second plan, comme épiphénomène des mécanismes évolutifs de différenciation (Unesco 1950).
La Déclaration de l’Unesco portait les marques de la toute récente théorie synthétique de l’évolution, dont les principes ramenaient la "race" à un résultat éphémère de la circulation des gènes entre les populations, seules entités réellement observables. La conjonction du contexte politique et d’un remaniement théorique de la biologie conduisit, à partir des années 1950, à l’abandon progressif de la notion de race, surtout en sciences sociales. Les humanités multiples des théories raciologiques se muèrent en l’Homme universel de l’Unesco.
Pourtant, la génétique n’a pas tenu les promesses dont on l’avait initialement investie, en espérant que la recherche allait sans tarder démontrer l’inexistence des races humaines, invalidant du même coup toute possibilité de rabattre les différences de culture sur les différences de nature, selon le subterfuge séculaire qui avait maintes fois servi à justifier inégalités, discriminations et oppressions. N’étaient pas moindres les attentes suscitées ensuite par l’exploration du génome humain : elle devait porter le coup de grâce au concept de race et aux préjugés que ce concept implique. En juin 2000, lors des célébrations qui marquèrent la publication de la première esquisse de la carte du génome humain, on répéta que "la notion de race n’a aucun fondement génétique ni scientifique" (Marantz Henig, 2004).
Aujourd’hui, les résultats de la recherche sur le génome humain semblent moins univoques. Il est certes réconfortant de savoir qu’aucun doute ne subsiste sur l’unité génétique de l’espèce humaine, dont la variété moyenne s’avère clairement moindre que dans la plupart des espèces animales. Pourtant, après une première période consacrée à la description des similitudes génétiques, les travaux actuels s’orientent de plus en plus vers l’exploration de la diversité de notre espèce.
Plusieurs études publiées ces dernières années tendent à démontrer que des données génétiques permettent bel et bien de faire la distinction entre les individus originaires d’Europe, d’Afrique et d’Extrême-Orient, c’est-à-dire entre les populations traditionnellement réparties par la pensée ordinaire entre les trois grandes "races" : blanche, noire et jaune (par exemple : Bamshad et al., 2003 ; Rosenberg et al., 2002 ; Shriver et al., 2004 ; Watkins et al., 2003 ; voir un résumé de ces travaux dans Jordan, 2008). Qui plus est, la classification établie sur la base des seules données génétiques paraît correspondre relativement bien à la représentation que les personnes testées se font de leur origine géographique et de leur appartenance "ethno-raciale".
Il faut toutefois souligner que ces distinctions génétiques n’ont qu’une valeur statistique : ainsi, par exemple, il se peut que le génotype d’un individu "afro-américain" ne possède pas plus de 20% de gènes provenant d’Afrique : cela veut dire que les classifications "raciales", bien qu’elles reflètent une certaine réalité biologique, ne rendent pas convenablement compte de toute la diversité génétique de l’espèce humaine (Bamshad & Olson, 2003).
Ces travaux dérangent et inquiètent. Ils dérangent car on s’attendait à ce que la génétique rende définitivement illégitime toute classification biologique des humains. C’est le contraire qui semble advenir sous nos yeux. Au lieu de prouver que l’ordre sensible du phénotype, privilégié par la pensée ordinaire, s’écarte de l’ordre intelligible du génotype étudié par la science, les travaux récents suggèrent que certaines classifications "raciales" -pour autant qu’elles soient fondées non sur la seule morphologie, mais plutôt sur l’origine géographique- peuvent refléter approximativement une partie de la diversité humaine établie par la génétique moderne.
Ces travaux inquiètent aussi, car nul n’ignore que l’étude des différences entre les hommes peut fournir des arguments à ceux qui veulent diviser l’humanité, porter les distinctions à l’absolu, les juger scandaleuses et insupportables. Les généticiens ne manquent pas de souligner que les groupements formés à partir de leurs modèles diffèrent des anciennes catégories raciales, puisque les écarts entre les classes génétiques sont statistiques, relatifs, mouvants, soumis aux vicissitudes d’une histoire faite non seulement de séparations, mais aussi de migrations et de croisements. Il n’en demeure pas moins que le risque existe que les résultats de ces travaux nourrissent à nouveau le fantasme de divergences insurmontables inscrites dans le corps des humains.
L’homme de la rue persistait à s’étonner que les races, dont certains généticiens proclamaient qu’elles n’existent pas, soient si aisément reconnaissables dans la rue, à cause de leurs caractères visibles, phénotypiques, dont la couleur de la peau est la plus frappante. À présent, la pensée ordinaire peut se nourrir non seulement de ses superficielles observations empiriques, mais aussi des avancées récentes de la génétique. La situation varie d’un pays à l’autre, et c’est bien aux États-Unis que le processus est le plus engagé, dont on discerne cependant les prémices partout en Europe : après avoir été pendant longtemps subie comme un stigmate, l’appartenance "raciale" est aujourd’hui revendiquée comme principe d’identité individuelle et collective. Ceux que l’on classait auparavant dans la catégorie "minorités ethniques" sont désormais de plus en plus nombreux à s’affirmer fièrement comme Afro-Américains, Asio-Américains, Amérindiens, etc.
[...]

Après l’expérience du nazisme, dont l’intérêt exacerbé pour les différences biologiques déboucha sur l’abomination de la Shoah (Schaft, 2002), on était enclin à considérer que toute théorie de la différence biologique devait nécessairement conduire au racisme. On en est moins sûr de nos jours, en observant que les minorités auparavant opprimées cherchent à adosser leur combat contre les inégalités à une théorie de la différence biologique. Hier, désireux d’expier le péché de racisme, l’homme blanc fit appel à la science pour rendre insignifiantes les différences biologiques entre les humains ; aujourd’hui, réclamant le droit à l’égalité, l’homme de couleur emploie la science pour donner aux différences biologiques une signification nouvelle.

Cette résurgence de l’intérêt de la recherche pour la diversité de l’espèce humaine, en dépit du danger bien réel d’un détournement idéologique de ses résultats, encore très provisoires, peut devenir un antidote contre les spéculations naïves sur la race, qui ne manqueront pas de foisonner dans la culture populaire tant que les chercheurs seront incapables d’expliquer pourquoi les hommes, appartenant tous à la même espèce biologique, n’ont pas pour autant tous la même apparence.
AJOUTER UN COMMENTAIRE
REGLES D'UTILISATIONS DU FORUM
Ne vous eloignez pas du sujet de discussion; Les insultes,difamations,publicité et ségregations de tous genres ne sont pas tolerées Si vous souhaitez suivre le cours des discussions en cours fournissez une addresse email valide.
Votre commentaire apparaitra apre`s moderation par l'équipe d' IGIHE.com En cas de non respect d'une ou plusieurs des regles d'utilisation si dessus, le commentaire sera supprimer. Merci!