En élisant Uhuru Kenyatta, accusé par la CPI de crimes contre l"humanité, les Kényans ont voulu défendre leur souveraineté nationale.
Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a annoncé lundi l’abandon des charges contre le Kényan Francis Muthaura, qui était accusé, avec le président élu Uhuru Kenyatta, de crimes contre l’humanité à la suite des violences post-électorales de fin 2007-début 2008 au Kenya. Cependant, elle maintient ses accusations contre le président élu du Kenya.

Uhuru Kenyatta, Nairobi, le 10 mars 2013. © AFP
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Pour comprendre le Kenya contemporain, et notamment ce qui s’y passe à l’heure actuelle, il convient de se plonger dans l’histoire d’un homme.
Cet homme est encore vivant. Il a grandi dans le Kenya colonial, subi l’humiliation britannique. De 1952 à 1956, il est témoin de la répression barbare et sanglante de la révolte héroïque des Mau Mau.
Avec l’indépendance, en 1963, il comprend très vite que les nouvelles élites du pays n’ont qu’un rêve : perpétuer la domination impérialiste, et surtout néocoloniale du pays. Il entre en résistance. Emprisonné régulièrement, il réussit à échapper à ses bourreaux, quitte le Kenya et choisit l’exil occidental.
Après 22 ans d’exil, il revient dans son pays, et une fois de plus, le régime en place tente de l’assassiner, lui et son épouse, en 2004. Cet homme, c’est l’immense écrivain et homme de théâtre, Ngũgĩ wa Thiong’o.
Dans une de ses pièces de théâtre, il y a un personnage dénommé Wangeci et qui s’exprime ainsi :
« Assez, cette manie de toujours ressasser le passé. Pense à aujourd’hui et à demain. Pense à notre maison. »
Oublier le passé, tout peut s’oublier
En élisant le fils du père de l’indépendance kényane, Uhuru Kenyatta, le peuple kényan a pensé, a priori, à sa maison, mais une maison encore hantée par le souvenir des cadavres de la crise postélectorale de fin 2007 (1.300 morts, plus de 300.000 déplacés).
N’ayons pas peur des mots : la victoire électorale de Uhuru Kenyatta est une bien étrange victoire. Car, elle est inédite.
Comment un candidat qui est poursuivi par la CPI, a-t-il réussi, au vu et au su de tous, à se faire élire, démocratiquement ? L’élection d’Uhuru Kenyatta constitue un moyen que les Kényans se sont peut-être trouvé pour se pardonner, entre eux, c’est-à-dire en se donnant un futur. Mais un pardon qui conduit à l’oubli collectif, ce n’est plus, à proprement parler, un pardon.
Les victimes de la crise postélectorale de fin 2007 sont encore lourdement atteintes dans leur dignité, leur intégrité corporelle et psychologique. Ce pays a été le théâtre de crimes politiques massifs sans précédent dans son histoire.
Or, parmi les criminels présumés et cités à comparaître devant la CPI, il y a Uhuru Kenyatta et son bras droit, probable vice-président du nouveau régime à Nairobi, William Ruto. Avant cette élection, la question judiciaire obsédait, de manière inquiétante, l’ensemble de la classe politique kényane. Et, tout le monde ici, semblait, d’accord qu’il fallait juger tous les responsables des violences postélectorales en vue de faire triompher la vérité et de favoriser la réconciliation nationale.
A l’arrivée, on se retrouve dans une scène à laquelle aurait bien aimé assister l’écrivain afro-américain, Richard Wright, avec ce personnage de son roman, Le Transfuge et qui se nomme Monsieur Menti :
« Il avait violé toutes les promesses qu’il avait faites au monde et aux êtres dans le monde, mais il n’avait jamais prévu que ce monde se retournerait contre lui et violerait à son tour les promesses qu’il lui avait faites. »
C’est dire combien l’élection d’Uhuru est vraiment romanesque. Cela dit, il faut tenter de comprendre cette situation politique inédite.
Au Kenya, tout ce qui touche de près ou de loin la famille du père de l’indépendance, Jomo Kenyatta, est chargé d’une forte dimension affective et émotionnelle. Il y a donc un enjeu symbolique fondamental dans l’élection d’Uhuru Kenyatta.
S’il a été légitimé par le peuple, n’est-ce pas qu’une majorité de citoyens s’identifient à lui, uniquement à cause du passé héroïque de son père, un intellectuel-combattant ? Par rapport à la CPI, disons-le net, la préoccupation dominante chez les Kényans peut se résumer de la manière suivante : en poursuivant le chef de l’Etat, nouvellement élu, est-ce bon pour « eux » ou pour « nous » ?
Exaspération face à la justice internationale
Les Kényans ont tranché : cette citation à comparaître, lancée par la CPI, n’est pas du tout bonne pour eux. Comme s’ils avaient voulu, face à la CPI, défendre jalousement leur souveraineté et leur indépendance nationales.
Après tout, on pourra, un jour, évoquer l’erreur de jugement politique du peuple kényan. Mais il n’empêche, les Kényans, ainsi qu’une grande majorité d’Africains sont de plus en plus exaspérés par la démarche « unilatérale d’une justice internationale qui ne rêve que de casser du noir ».
Si l’on occulte ce sentiment d’exaspération de plus en plus volcanique, demain, il ne faudra pas du tout s’étonner de voir cette expérience kényane faire école sur le continent. Cela dit, si les crimes qu’on reproche à Uhuru Kenyatta étaient déclarés, prochainement, imprescriptibles, la CPI peut le poursuivre, bien que présumé innocent, jusqu’au dernier jour de sa vie.
Quant au vaincu, Raila Odinga, il faut dire que sa défaite constitue aussi une étrange défaite électorale. Tout le monde , surtout ses soutiens occidentaux, le disait favori. Sans reconnaître formellement sa défaite, et, après maintes tergiversations, il a fini par s’en remettre à la justice électorale de son pays.
C’est une démarche politique responsable, digne d’un homme d’Etat. Souvenons-nous qu’en 2007, face au candidat Mwai Kibaki, il avait violemment dénoncé ce qu’il qualifiait de véritable « viol de la démocratie ». Il a toujours dit et répété que Kibaki lui avait volé sa victoire électorale, une grave accusation, confirmée de nos jours par plusieurs sources fiables et crédibles.
Défenseur chevronné du droit, Odinga a compris qu’il ne doit, en aucun cas, être l’homme qui, par un entêtement insensé et suicidaire, ferait basculer le Kenya dans une atroce guerre civile.
Finalement, grâce à la sagesse politique dont il a su faire preuve, le Kenya évite ce que nous nommerons ici, « la guerre de la démocratie ». Rappelons-le, la démocratie repose sur la maîtrise de la violence. Que cette dernière devienne une machine folle, et c’en est fini pour l’idéal et la société démocratiques !
La société kényane contemporaine est très américanisée, c’est-à-dire consumériste, libérale et majoritairement jeune. Et pour cette jeunesse, la démocratie est une exigence vitale. Mais depuis son indépendance, tous les malheurs de ce peuple sont venus d’une classe politique incompétente et corrompue, incapable de se réformer.
L’angoisse existentielle du Kenya
La démocratie, la paix passent aussi par la justice. Uhuru Kenyatta sera-t-il le président indiqué demandant à son peuple de se tourner vers l’avenir alors que lui-même reste constamment menacé par l’épée de Damoclès, à savoir la CPI ?
Il faudra voir si son élection aura réellement un impact décisif sur la réconciliation entre Kényans. En attendant, évoquons ici, chez les Kikuyu, la cérémonie de l’ituika, au cours de laquelle une génération remettait le pouvoir à la suivante : pendant 6 mois, on chante et danse.
Après, la nouvelle génération annonce les lois et les principes à venir. Toute la pérennité de la communauté dépend de ce « divertissement » dont la portée morale et éthique est inépuisable. Et pour comprendre la renaissance démocratique du Kenya , il faut revenir à l’ituika.
Et personne n’a encore réussi à nous faire pénétrer, avec force et magie, dans cet univers politico-spirituel, mieux que l’auteur de Pétales de sang (1977), Décoloniser l’esprit (1986) et Rêves en temps de guerre (2010) que l’enfant de Limuru, Ngũgĩ wa Thiong’o. Lisez-le ! Ainsi, vous aurez, enfin, compris l’angoisse existentielle actuelle du peuple kényan.
Mise à jour le 11 mars 2013, à 13h30
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