Ai-je été élevée dans l’amour des livres ? Si oui, ce fut dans un amour outrageant, tel celui de ma grand-mère martyrisant sa Pléiade — remontons un peu dans le temps, circa 1985, c’était encore le nec plus ultra, le Livre + —, cornant les pages, surlignant ses vers préférés d’Éluard à grands traits de crayon plomb. L’objet n’était pas sacré.
Il semblait même gagner en valeur s’il portait des traces de lectures, soient-elles violentes : taches de café, de vin, tranche fendue, empreintes digitales et notes personnelles conféraient une histoire. Ces rides et cicatrices de papier imposaient le respect : ces livres avaient été lus, vraiment. Ils avaient existé dans la tête d’un proche, d’un membre de la famille, forcément d’un aimé.
Si on pouvait maltraiter les livres, on ne lisait pourtant pas n’importe quoi. Et une certaine idée de la littérature me fait encore lever le nez sur certains titres ou auteurs, parfois même simplement sur certains designs de couvertures, trop criards, aux couleurs trop vives me semble-t-il pour contenir des textes capables de se tenir tout seul.
Bref, j’suis snob.
Les migrations qui passent par la p’tite biblio sont faites de toutes eaux. Ma main dessine le geste, parfois, d’en retirer un Guillaume Musso, Le secret, quelques Harlequin — alors que je suis plus tolérante pour les mauvais Fleuve noir, question de genre, de goûts qui ne se discutent pas, peut-être… —, et il me faut arrêter l’élan, me redire que cette boîte en est une de partage, de disponibilité à tout et tous, de démocratisation. Et de tractations étranges.
Michel*, peut-être soixantenaire, casquette éternellement vissée sur la tête, palettes manquantes qui lui laissent un trou au sourire et un solide chuintement, que de visu et de quel droit ? je jugeais piètre lecteur, a rapporté ravi Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq (J’ai lu). Lui qui est venu à la lecture par les biographies de hockeyeurs, quand son corps a lâché, l’obligeant à cesser le sport et lui octroyant dans la foulée des heures de loisir désormais vides, laisse Guy Lafleur (Un monde différent) et Jean Béliveau. Ma vie bleu-blanc-rouge (Hurtubise) et repart avec Soumission (Houellebecq, Flammarion) et Alain Mabanckou. J’attends de le recroiser pour lui mettre L’homme qui a vu l’ours (Patrick Roy, Quartanier) dans les mains.
Je n’arrive pas à évaluer l’âge de Miranda. Entre 40 et 50 ans ? Ses chirurgies sont réussies, son platine la rajeunit, son bronzage ne l’a pas fripée. Sa posture impeccable, ses joggings et son chihuahua en laisse rose troublent mes habituels repères. Son accent espagnol ralentit la compréhension, d’autant qu’elle parle vite comme le vent. Elle laisse là les Harlequin, ne jure que par les essais, sciences pures hard core et compagnie.
La jeune Judith, 17 ans, qui commence sa formation en théâtre, acceptée à Lionel-Groulx grâce à une scène de Roméo et Juliette et une autre des Muses orphelines (Michel-Marc Bouchard, Leméac) lit… absolument tout. Le pire et le meilleur.
Un travailleur de la voirie avait pris l’habitude, l’an dernier, d’arrêter son pick-up rouge Ville de Montréal au beau milieu de la rue, le temps de choisir son bouquin. Je me demande encore avec quels titres il repartait.
Mes préjugés sont bousculés. La culture ni l’attraction à la littérature ne paraissent, pas même un tout petit peu, dans les traits. Mais j’attends toujours qu’un des nombreux, nombreux policiers qui roulent des mécaniques et gonflent les pectoraux sur le trottoir, en se rendant à leur coutumier œufs-bacon-patates écrasées au Corvette du coin, en angle direct avec la p’tite biblio, reparte avec un livre. J’en ai vu, sur deux ans, un seul s’arrêter, jeter un œil. Il n’a pas ouvert la porte, a repris son chemin vers le café filtre.
Je me débarrasse de certains préjugés, certes, mais je sais aussi au jugé que les hommes qui ne lisent pas sont dangereux.
* Tous les prénoms ont été changés.
**Photo : Annik MH de Carufel Le Devoir Les migrations qui passent par la p’tite biblio sont faites de toutes eaux.
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