Nous les marches, on les monte le matin

Redigé par AFP
Le 16 mai 2013 à 03:39

CANNES (France) - On attend beaucoup à Cannes. On court, puis on attend. Pendant la quinzaine, douze jours en réalité, on a toujours l’air de courir après un train et de jouer les énervés.
Les 24 marches tendues de rouge, on les monte le matin avec le soleil pour la première projection réservée à la presse. La dernière s’achève passé minuit. Pour l’AFP, Cannes est une fête qui se joue le plus souvent à l’ombre et en sous-sol.
Avec une vingtaine de films en compétition pour la Palme d’Or, pas loin d’une (...)


CANNES (France) - On attend beaucoup à Cannes. On court, puis on attend. Pendant la quinzaine, douze jours en réalité, on a toujours l’air de courir après un train et de jouer les énervés.

Les 24 marches tendues de rouge, on les monte le matin avec le soleil pour la première projection réservée à la presse. La dernière s’achève passé minuit. Pour l’AFP, Cannes est une fête qui se joue le plus souvent à l’ombre et en sous-sol.

Avec une vingtaine de films en compétition pour la Palme d’Or, pas loin d’une centaine au total entre toutes les sélections, la course d’endurance (en talons aiguilles) démarre le matin et se clôt le soir dans le Grand Théâtre Lumière, l’écrin des festivités du "bunker", le Palais des festivals posé sur la mer, dont mieux vaut s’approprier rapidement le sens des couloirs et de la marche.

AFP / Loïc Venance

Car c’est là, le coeur battant du festival - même si la géographie utile de Cannes s’étend aux palaces de la Côte, à quelques appartements dominant la Croisette et une poignée de villas chics aux jardins princiers, dans l’arrière pays. Plus les yachts "m’as-tu vu ?", ancrés là pour distraire les badauds tandis que se scellent à bord, entre deux cocktails effervescents, promesses d’accords futurs - de production ou de diffusion. Parfois, pas forcément, suivies d’effet.

Le bunker, lui, abrite l’essentiel : le cinéma. Les projections donc. Et aussi les conférences de presse au troisième étage, le marché du film au sous-sol - et à côté, à la cave toujours, les cabines des équipes télé et les agences (donc nous).

Pour vaquer des unes aux autres, le seul passeport qui s’impose c’est le badge. Producteurs, réalisateurs, organisateurs, visiteurs, tout le monde est étiqueté. Plastiqué. La presse aussi il va sans dire : 4.500 journalistes dont 300 équipes télé sont accrédités en moyenne par festival, certains venant de loin, très loin, auquel le festival ménage toujours un accès - quitte à froisser certains égos hexagonaux. Cannes est international. Entendons : babélien, universel.

Sur cette planète, l’affaire des badges en est toujours une. Source de tensions ou de légers dépits au sein des équipes ou entre individus : en avoir ou pas. Mais surtout, de quelle couleur.

Du jaune à l’orange, bleu, rose, rose pastillé et enfin blanc, ils induisent une hiérarchie instaurée par les organisateurs, qui laisse souvent penser au "jaune" que le "blanc" se la joue. L’an dernier, une animatrice autrefois-bien-connue, s’estimant sans doute déclassée, rageait sur Twitter : "Je déteste le festival de Cannes et l’air hautain des possesseurs du bon badge"...

La couleur indique un rang de préséance qui a bien moins à voir avec le prestige de celui qui l’arbore qu’avec sa fonction et surtout le média qu’il représente, selon qu’il est quotidien, hebdo, mensuel.

Selon la couleur de son badge, on rentre partout. Ou pas. On peut se permettre d’arriver au dernier moment. Ou devoir prendre son tour une, deux heures à l’avance dans les longues files d’attente qui se forment en permanence.

AFP / Loïc Venance

Dans les salles, certains badges ouvrent un passage, voir un enclos de sièges réservés, permettant de choisir sa place en priorité, en bout de rangée de préférence, assez haut près des sorties.

Pour les conférences de presse, le blanc par exemple ouvre la voie et coupe la longue file de ceux qui espèrent aux portes, quand Brad Pitt ou Nicole Kidman sont dans les murs.

Car on attend beaucoup partout et tout le temps à Cannes. On court, puis on attend. On court pour mieux attendre. Quel drôle de sens du temps : pendant la quinzaine, douze jours en réalité, on a toujours l’air de courir après un train et de jouer les énervés.

Un gymkhana complexe, un rien affolant

Mettre le nez dehors est une bénédiction : un coin de ciel ! (qui finit par aveugler les taupes qu’on devient). Et une épreuve. Pour les interviews par exemple : meilleur cas de figure, elles s’organisent en terrasse tout en haut du bunker, côté mer.

Sinon c’est dans un appartement réservé sur la Croisette, ou dans un palace qu’il faut se rendre. Misère. Car il faut alors fendre une foule compacte et béate, encline à traîner le nez en l’air, un cornet fondant à la main, entre les barrières de police qui bougent, se déplacent au cours de la journée, pour dessiner d’heure en heure un gymkhana complexe et un rien affolant.

La congestion des trottoirs, en vrai, est plus intense que l’autoroute des vacances un 1er août : badauds, élégantes en pavane, cinéphiles aux aguets pour un billet d’entrée, fausses stars (l’an dernier on avait un Mickael Jackson et une Marilyn ivoire dans sa robe "Sept ans de réflexion") et faux reporters qui attrapent les greluches dans leur viseur. Avant de leur glisser la facture de leur péché d’orgueil, une photo-souvenir dans leurs habits de fête, le prix d’un "J’y étais".

AFP / Valéry Hache

Mais quand on dit "interview", on évoque rarement une rencontre. Plutôt un échange formaté, contraint par le temps. - D’ailleurs Cannes n’est pas un lieu pour se faire des amis, à peine des contacts : on y croise tous les jours des gens qui se disaient avant "on se verra à Cannes" et qui conviennent ici qu’ils auront plus de temps à Paris.

En l’espèce, l’exercice le plus frustrant pour la presse est la fameuse "junket". La méthode, inventée par Hollywood, n’est pas propre à Cannes mais à l’industrie du cinéma pour promouvoir ses produits. Le dictionnaire, même anglais, ne fournit pas de traduction satisfaisante, qui évoque un dessert très sucré ou une excursion champêtre.

Marathon d’interviews

La junket n’est ni l’un, ni l’autre, mais un marathon d’interviews enchaînées par les "talents" (mot hollywoodien) avec la presse : dix minutes en règle générale pour un face-à-face avec la star. Quinze à vingt, si les interviewés vont par paire (c’est parfois l’exigence de l’agent : rencontrer le 1er et le second rôle, sinon rien), ou si les journalistes ont été regroupés en "table ronde", cinq ou six face à la star.

Il arrive qu’une liste rouge de questions prohibées soit précisée préalablement. La transgression pouvant justifier l’exclusion à vie ou presque.

AFP / Vincent Kessler (pool)

Une junket, surtout à Cannes, compte en règle générale une bonne heure de retard gérée avec ou sans élégance par des agents aux airs perpétuellement navrés/ harassés/ épuisés - "Ma chériiiiee..." (soupir) -.

Degré zéro du journalisme, cette virgule spatio-temporelle fait quand même qu’on y respire, un instant, le même air que les gros calibres du grand écran. Une part de rêve. Les plus commères en ressortent avec des vivres pour ravitailler leur entourage : "il a grossi", "elle est vraiment anorexique", "elle a l’air crevé", "il était bourré"...

Interviewer Brad Pitt : 3.000 dollars les 10 minutes

L’an dernier, une pratique anglo-saxonne avait atteint la Croisette : des interviews télé de Brad Pitt étaient proposées à 3.000 dollars les 10 minutes (celles de ses co-acteurs en table ronde, 750 USD). C’était le distributeur canadien de son film ("Killing Them Soflty") qui avait fixé le tarif pour amortir ses frais - car venir à Cannes coute cher à tout le monde. Mais cette pratique reste rarissime hors Amérique du Nord et surtout, en dépit des rumeurs, n’avait rien à voir avec l’acteur. L’un des plus disponibles pour ses fans de tous les habitués cannois, plongeant dans la foule pour signer à tour de bras tee-shirts et carnets et poser, avec le même sourire jusqu’au soir, pour les centaines de téléphones qui se tendent. "Il fait le job", comme disent les photographes.

AFP / Valéry Hache

Mais en réalité, c’est la conférence de presse - imposée pour chaque film candidat à la Palme d’Or - qui s’avère en règle générale du meilleur rapport qualité/temps investi. Toute l’équipe est alignée à la tribune, réalisateur, acteurs, scénariste, producteurs, disponibles pendant une heure pour répondre aux questions, défendre leur bébé, séduire et convaincre.

Avant, les vedettes ont posé en terrasse pour l’autre exercice imposé de leur tournée cannoise : le photo-call. La pause-photo devant le même fond pour tous, orné de Palmes, face à un mur bruyant d’objectifs qui les interpelle, crie leurs prénoms pour éveiller un regard, susciter une expression.

Les riches heures des photographes pourtant, sont encore à venir : avec les caméras, ils vont prendre position en début de soirée sur les marches de part et d’autre du tapis rouge, en smoking et noeud papillon, robe longue et hauts talons pour les femmes, tous impeccables quoiqu’au turbin.

AFP / Anne-Christine Poujoulat

La mise en place doit être achevée près de deux heures avant l’arrivée des princes et princesses du jour, l’équipe au grand complet du film en compétition qu’accueillent au sommet de la montée les deux éminences du festival, Gilles Jacob et Thierry Frémaux. Embrassades, effusions, congratulations, pause de face. Suivent les égéries des marques partenaires et les stars de passage venues faire un tour de piste. Plus il y en a, plus l’édition sera vivante et jugée réussie.

À cette heure-là, autour de 18h00, le soleil est encore haut sur la Croisette (quand le ciel ne gronde pas), la sono à fond, les badauds compressés le long des barrières, smartphone en main - les plus déterminés ont installé leur escabeau dès le matin - le cou tendu vers l’écran géant qui réverbère le tapis au-dessus des têtes.

Danse sur le tapis rouge

C’est donc une heure à rester cloîtré si on n’a rien à faire dehors.

Sur le red carpet, certains dansent mieux que d’autres, les photographes les connaissent et apprécient le show, guettent la bretelle qui glisse, le sein qui jaillit hors du corsage, l’étreinte furtive, la larme à l’oeil. L’an passé sous la pluie diluvienne qui noyait les marches, Valéry Hache de l’AFP avait, en hurlant son prénom, arraché un merveilleux sourire à Isabelle Huppert, ramassant sur elle la soie fauve de sa robe détrempée. "Isabeeeellllllleee". La photo, choisie parmi tant d’autres, avait illustré une double page de Paris Match. L’art d’être unique dans la mêlée.

AFP / Valéry Hache

Et c’est ce mur d’yeux noirs comme des canons alignés, qui fait se sentir unique à son tour le pauvre mortel qui foule le tapis rouge aux marches du Palais.

En sous-sol, une deuxième journée se prépare à une géographie décalée : projections du soir (une bonne journée cannoise en compte trois à quatre), mais aussi diners et fêtes, celles des producteurs, des chaînes de télé (Canal +, la plus courue), des magazines (cette année celle du lancement du Vanity Fair français sera sans doute un must) et celles des films : chaque long métrage en compétition donne la sienne, le plus souvent grandiose et au champagne, au chateau du Suquet en surplomb de la ville, sur les plages, les toits des palaces, dans les villas...

AFP / Antonin Thuillier

"Une fête sur une plage, avec 300 personnes, c’est 100.000 euros.. Au Majestic, ça peut courir jusqu’au million" assure un producteur venu plusieurs fois en compétition. "Mais on voit mal une fête au rosé tiède", fût-il de Provence. A ce compte, les petits-fours sont compris.

"En sélection à Cannes, tu te crois riche : c’est tout le contraire !" remarque le même.

A ce tarif, les cartons d’invitations sont distillés au compte-gouttes. Certains ne viennent à Cannes que pour eux et ne verront aucun film. Pour les autres, le droit de se coucher tard pour se lever tôt se négocie âprement avec les attachés de presse. Tant pis, à Cannes la nuit est blanche. On dormira à Paris.

En route le lendemain matin pour la première projection, on croise encore les oiseaux de nuit, le mascara en déroute, qui petit-déjeunent sur le port dans leurs habits de fête.


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