Rwanda : Paris rouvre le dossier, Kigali menace

Redigé par Maria Malagardis
Le 26 novembre 2016 à 12:31

L’exécutif rwandais envisage de dénoncer des hauts responsables français impliqués dans le génocide de 1994. En représailles à la décision d’un juge de retarder la clôture de l’enquête.
C’est un tweet parmi d’autres. Il est signé Alain Juppé et daté du 1er avril. Mais il n’a rien d’une bonne blague : « Faire procès à la France de porter une part de responsabilité dans le génocide au Rwanda est une honte et une falsification historique », s’énerve le finaliste de la primaire de la droite. Il faut reconnaître à (...)

L’exécutif rwandais envisage de dénoncer des hauts responsables français impliqués dans le génocide de 1994. En représailles à la décision d’un juge de retarder la clôture de l’enquête.

C’est un tweet parmi d’autres. Il est signé Alain Juppé et daté du 1er avril. Mais il n’a rien d’une bonne blague : « Faire procès à la France de porter une part de responsabilité dans le génocide au Rwanda est une honte et une falsification historique », s’énerve le finaliste de la primaire de la droite. Il faut reconnaître à Juppé une certaine constance. Depuis 1994, celui qui était alors le ministre des Affaires étrangères du gouvernement de cohabitation de François Mitterrand n’a jamais varié d’un pouce : la France n’a rien à voir dans ce génocide qui a fait en cent jours plus de 800 000 morts au Rwanda. Elle peut même s’enorgueillir d’avoir été le seul pays étranger à intervenir via l’opération « Turquoise » déclenchée fin juin 1994. Et peu importe que Turquoise, opération très tardive, ait permis d’exfiltrer la plupart des responsables du génocide quand ils ont perdu le contrôle du pays. On a beau se sentir « droit dans ses bottes », un tel déni peut toujours vous revenir en boomerang, lorsque les fantômes se réveillent. Les autorités rwandaises ont annoncé récemment leur intention de rafraîchir la mémoire de ceux qui étaient aux commandes à Paris en 1994.

Charmante lettre de remerciement
Alain Juppé se souvient certainement de ce 27 avril 1994, lorsqu’il fut le seul ministre occidental des Affaires étrangères à accepter de recevoir deux représentants du gouvernement rwandais, qui orchestrait au même moment les massacres. L’un des deux visiteurs du Quai d’Orsay ce jour-là était l’un des fondateurs de la sinistre radio des Mille Collines, qui appelait la population hutue à « redoubler d’ardeur » pour exterminer « les cafards », comme les extrémistes hutus désignaient alors les membres de la minorité tutsie.

Juppé est loin d’être le seul à se compromettre à l’époque : Mitterrand lui-même recevra une charmante lettre de remerciement du chef du gouvernement génocidaire « pour tout ce que vous avez fait jusqu’à ce jour », écrit Théodore Sindikubwabo mi-mai 1994. Et quelques jours auparavant, le 9 mai, c’est le général Jean-Pierre Huchon qui recevait au ministère de la Coopération un haut gradé de l’armée rwandaise, auquel il prodigue des conseils de com pour « retourner l’opinion internationale », consignera l’officier rwandais dans son rapport de mission.

En réalité, on pourrait multiplier les exemples de ces liaisons dangereuses qui remontent à 1990, quand la France s’engage au Rwanda et s’aveugle sur la dérive raciste d’un régime ami. Obsédé par la rébellion tutsie du Front patriotique rwandais (FPR) qui combat le régime en place, Paris va se fourvoyer aux côtés d’un pouvoir qui prétend représenter « la majorité hutue » mais se réduit en réalité à un clan. Lequel va s’engager dans une véritable fuite en avant, jusqu’au génocide. Or, au grand dam de Paris, c’est le FPR et son chef, Paul Kagame, qui vont finalement gagner la guerre et vaincre le régime génocidaire. Le FPR est aujourd’hui toujours aux commandes à Kigali, et Kagame le président du pays. Depuis, le Rwanda reste pour la France comme « le sparadrap du capitaine Haddock », selon la formule judicieuse d’un éditorialiste de l’hebdo Jeune Afrique : à chaque fois qu’on veut oublier le passé, il resurgit et provoque un nouveau regain de tensions entre les deux pays.

Il y a une dizaine de jours, la ministre des Affaires étrangères du Rwanda, Louise Mushikiwabo, a ainsi menacé Paris de divulguer une liste de hauts responsables politiques et militaires français impliqués, selon Kigali, dans le génocide. Ce n’est pas la première fois que les autorités rwandaises accusent nommément des officiels français d’avoir collaboré avec les forces génocidaires. Et cette fois-ci encore, c’est la justice française qui provoque ce nouveau risque de déballage.

Summum de manipulations
A Kigali, on n’a guère apprécié en effet le nouveau report de la clôture d’une instruction judiciaire sur l’attentat contre l’avion de Juvénal Habyarimana. Pour mémoire, les deux missiles qui détruisent l’avion présidentiel le 6 avril 1994 vont plonger le Rwanda dans les ténèbres : les Tutsis sont tout de suite accusés d’être responsables de l’attentat. Une sorte d’« incendie du Reichstag » à l’africaine en réalité, comme le confirmeront, on le sait aujourd’hui, les toutes premières notes des services secrets français en 1994, qui soupçonnent les extrémistes hutus d’avoir tué le chef avant qu’il ne cède au partage du pouvoir.

Mais curieusement, l’instruction judiciaire française ouverte en 1998 et confiée au juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière prendra une direction opposée : sans jamais se rendre au Rwanda, où la carcasse de l’avion est toujours sur place, ce magistrat va inculper, huit ans plus tard, neuf hauts responsables du FPR. Hypothèse monstrueuse, qui ferait des libérateurs du génocide les chefs d’orchestre de l’extermination de leurs proches.

En réalité, l’enquête du juge Bruguière apparaît comme un summum de manipulations, qui mériterait d’être étudié dans les facs de droit. Le magistrat a entendu une demi-douzaine de transfuges du FPR en rupture de ban, qui se contrediront les uns les autres, seront parfois laissés en liberté alors qu’ils s’accusent de faire partie des auteurs du crash et qui se dédiront pour la plupart par la suite. Pour les auditionner, le juge recrute un interprète singulier : un ancien espion du régime Habyarimana, lié aux cercles extrémistes hutus. Le juge aura aussi recours aux bons services d’un ancien barbouze français, Paul Barril, auteur de multiples faux coups médiatiques sur cet attentat et qui se trouve aujourd’hui sous le coup d’une instruction du pôle génocide du tribunal de grande instance de Paris pour son implication aux côtés des forces génocidaires en 1994.

Après le départ de Bruguière, nouveau virage à 180 degrés : son successeur, Marc Trévidic, se rend au Rwanda, réalise enfin une enquête balistique et conclut que les tirs qui ont abattu l’avion sont partis du camp de la garde présidentielle, où les extrémistes hutus avaient plus de chance de circuler que les rebelles FPR. A défaut de désigner les coupables, on s’achemine vers un non-lieu pour les neuf accusés de l’ordonnance Bruguière. En janvier 2016, à l’issue des trois mois réglementaires pour s’y opposer, il semble inévitable.

« Parole contre parole »
Sauf que sans que rien ne l’y oblige, le juge Herbaut, qui a succédé à Trévidic, va rouvrir le dossier pour entendre un ancien proche du pouvoir rwandais qui a pourtant toujours fait faux bond à la justice : Faustin Kayumba Nyamwasa, ex-chef des services de renseignements rwandais, aujourd’hui opposant farouche à Kagame, qu’il accuse d’avoir tenté de l’assassiner, et réfugié en Afrique du Sud. Que veut donc dire ce témoin, qui depuis qu’il est entré en dissidence en 2010 annonce des révélations fracassantes, sans jamais y donner de suite ? D’après sa déposition devant notaire en Afrique du Sud, l’ancien officier affirme avoir appris le soir de l’attentat, par une confidence à lui seul divulguée, que trois hauts responsables du FPR, dont Kagame, seraient les auteurs de l’attentat. Et c’est tout.

Un « parole contre parole » qui risque de ne pas faire beaucoup avancer la vérité. Et encore faudrait-il que Pretoria, qui vient d’annoncer son intention de quitter la Cour pénale internationale, accepte cette fois-ci la commission rogatoire française qui court depuis 2012. Reste qu’en acceptant d’entendre ce témoin, dont l’avocate est aussi celle de l’ancien chef d’état-major de Mitterrand en 1994, le juge Herbaut a peut-être rouvert la boîte de Pandore d’un drame qui concerne aussi le rôle de la France dans un petit pays d’Afrique.

Avec Libération


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