À l’heure où le monde se recompose dans l’incertitude, les États-Unis enjoignent leurs alliés à embrasser une responsabilité stratégique jusqu’alors partiellement assumée. “La dissuasion et la paix par la force, mais non la dépendance”, a martelé Hegseth, rappelant le credo d’un réalisme atlantiste qui se déleste des inerties passées.
Dans cette veine, la nouvelle exigence présidentielle américaine, émanant de Donald Trump, prend la forme d’un seuil quasi doctrinal : consacrer 5% du PIB à la défense. Cette ambition, redoutable par son ampleur, traduit une volonté de rééquilibrer le pacte transatlantique, en le délestant de son asymétrie financière chronique. Il ne s’agit plus simplement de réaffirmer l’article 5 comme dogme sacré, mais de conditionner la solidarité à l’effort tangible. Trump, en stratège désenchanté du multilatéralisme classique, veut que l’Europe cesse d’être une « cliente » de la sécurité américaine.
En réponse, le nouveau secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, a proposé une partition en deux volets de ce chiffre symbolique : 3,5% du PIB pour l’effort militaire stricto sensu, et 1,5% pour les autres dimensions de la sécurité de la protection des frontières à la cybersécurité. Cette manœuvre diplomatique, habile sur le plan comptable, n’en masque pas moins les lignes de fracture conceptuelles et les dissensions profondes qui gangrènent la perspective d’une véritable autonomie stratégique européenne.
Car il convient ici de sonder les failles d’un rêve souvent invoqué mais rarement assumé : celui d’une défense européenne. Ce projet, brandi comme un étendard d’émancipation face à la tutelle américaine, se heurte en réalité à une série d’obstacles quasi ontologiques.
L’Europe de la défense, ou la chimère de la convergence stratégique
Tout d’abord, il n’existe pas de consensus stratégique entre les membres de l’Union européenne. L’Allemagne, prudente et légaliste, reste hantée par son histoire et réticente à toute projection de puissance. La France, en revanche, porte une tradition gaullienne d’autonomie et une appétence pour les opérations extérieures. Les pays d’Europe centrale et orientale, quant à eux, voient en l’OTAN et singulièrement en Washington le seul garant crédible face à la menace russe. Cette cacophonie des doctrines, nourrie de mémoires divergentes et d’intérêts antagonistes, rend toute armée européenne commune à la fois conceptuellement bancale et stratégiquement illusoire.
Ensuite, les instruments politiques manquent. L’Union européenne, structure fondamentalement civile et juridique, n’a ni la culture de commandement ni la capacité de réaction rapide qui caractérisent les alliances militaires classiques. Les tentatives passées de la Communauté européenne de défense avortée en 1954 à la Coopération structurée permanente actuelle ont toutes buté sur les mêmes lignes rouges nationales : souveraineté, contrôle des armées, et méfiance envers un quartier général supranational.
L’autonomie stratégique : vecteur de fragmentation sécuritaire
Il faut par ailleurs interroger les conséquences géopolitiques d’une défense européenne conçue comme substitut à l’OTAN. Loin de renforcer la sécurité du continent, elle pourrait paradoxalement la fracturer. En prétendant se dissocier des États-Unis, l’Europe risquerait d’affaiblir la dissuasion collective qui, depuis 1949, a préservé l’équilibre de la paix. Car si l’article 5 demeure un pilier indéfectible du pacte transatlantique, il ne saurait être invoqué sans contrepartie. Une Europe qui s’éloigne stratégiquement de Washington s’expose au doute sur la sincérité de ses engagements, et ouvre la voie à une mise à distance réciproque, voire à une désolidarisation implicite de la garantie nucléaire américaine.
Le projet d’autonomie stratégique peut dès lors être lu comme une entreprise d’orgueil, qui confond indépendance militaire et désancrage stratégique. Le risque majeur n’est pas tant la lenteur de sa mise en œuvre que le signal politique qu’elle envoie à l’adversaire : celui d’une division interne au sein de l’Alliance, et d’une dissuasion possiblement friable.
Vers une reconfiguration de l’architecture de sécurité occidentale
L’absence remarquée de Pete Hegseth lors du groupe de contact pour la défense de l’Ukraine (UDCG) n’est pas qu’un incident de calendrier. Elle cristallise une lassitude croissante outre-Atlantique face à l’unilatéralisme des attentes européennes. Elle révèle aussi que l’Europe n’est plus au cœur de la stratégie globale américaine, laquelle pivote vers l’Indo-Pacifique. Cette dé-priorisation devrait conduire les Européens non pas à rêver d’une armée continentale fictive, mais à consolider le pilier européen de l’OTAN, dans un esprit de subsidiarité et de complémentarité.
Le continent doit cesser de se complaire dans l’ambiguïté. S’il veut peser dans le siècle géopolitique qui s’ouvre, il lui faudra investir massivement, mais aussi assumer une ligne stratégique claire. Autonomie ne signifie pas solitude, et souveraineté ne rime pas nécessairement avec rupture. La sécurité de l’Europe ne pourra être préservée que si elle reste arrimée à une alliance occidentale solide, crédible, et équitablement soutenue.
Ainsi se dessine le véritable défi : non pas bâtir une chimère européenne de la défense, mais refonder une alliance transatlantique rénovée, où l’engagement et la responsabilité seront partagés à parts égales. L’heure n’est plus à l’incantation fédéraliste, mais au retour du tragique dans l’histoire : celui qui exige lucidité, effort, et gravité.

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