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Les Ombres du monde ou quand la littérature force la France à regarder le Rwanda en face

Redigé par Tite Gatabazi
Le 15 août 2025 à 11:08

Avec Les Ombres du monde, Michel Bussi, figure tutélaire du polar contemporain, délaisse l’art du suspense criminel pour embrasser celui, plus périlleux encore, de l’exhumation historique. Son nouveau roman, publié aux Presses de la Cité en cette rentrée littéraire, s’érige en fresque à la fois romanesque et politique, sur fond de génocide contre les tutsis au Rwanda en 1994.

Sous la fiction, l’écrivain laisse percer une question brûlante : que reste-t-il de la mémoire et de la vérité, lorsque l’histoire nationale s’écrit dans les interstices du non-dit et de la dissimulation ?

Du roman d’aventures à l’examen de conscience

L’intrigue s’ouvre sur Maé, adolescente passionnée par les gorilles, qui suit sa mère et son grand-père au Rwanda, patrie de ses aïeux qu’elle connaît à peine. Ce voyage, qu’elle croit dédié à l’émerveillement animalier, se teinte rapidement de drame : son grand-père est mystérieusement enlevé, et c’est dans le journal intime de sa grand-mère, disparue durant le génocide, que la jeune fille découvre les clefs d’une vérité enfouie.

Bussi ne se contente pas d’offrir un récit à rebondissements : il noue la quête intime de son héroïne à la tragédie collective d’un pays où, en cent jours, plus d’un million d’êtres humains furent méthodiquement exterminés. Or, rappelle-t-il, cet épisode de l’histoire rwandaise ne saurait être isolé de la France, dont l’implication politique, diplomatique et militaire est désormais largement établie, mais demeure, dans la conscience collective hexagonale, partielle et fragmentaire.

Une responsabilité française accablante mais inachevée

Ancien universitaire, Bussi se souvient avoir observé, dès 1994, l’étrange décalage entre la couverture médiatique française du génocide et celle, plus directe et sans complaisance, de la Belgique ou du monde anglophone.

Alors que Paris entretenait avec le régime du président Juvénal Habyarimana des liens d’amitié au sommet de l’État, ses forces militaires furent déployées dès 1990 sous prétexte d’éviter une guerre civile. En réalité, l’auteur rappelle que cette intervention fut fondée sur une manipulation d’État : le danger invoqué était fallacieux, et la France se retrouva piégée dans un rôle ambigu, allant jusqu’à soutenir, directement ou indirectement, les artisans du massacre.

Dans ses recherches pour ce livre, Bussi constate que nombre de Français, y compris parmi ceux qui ont vécu les années 1990, n’ont qu’une connaissance superficielle du drame rwandais et du rôle de Paris. Les mots ont manqué, les vérités ont été différées, et la mémoire officielle, longtemps corsetée par la thèse du « double génocide », a contribué à brouiller la nature même du crime : non pas un affrontement ethnique symétrique, mais un projet d’extermination planifiée d’un groupe par un autre, tel que l’a confirmé le Tribunal pénal international pour le Rwanda.

L’histoire inachevée d’un scandale d’État

La commission Duclert, créée en 2019 par Emmanuel Macron, a certes franchi une étape majeure en qualifiant la responsabilité française d’« accablante ». Mais, rappelle Bussi, cette reconnaissance n’a pas soldé les zones d’ombre. L’historien Vincent Duclert lui-même, dans un ouvrage postérieur, dénonça les non-dits persistants et les archives inaccessibles notamment autour de l’attentat du 6 avril 1994, déclencheur du génocide. La possibilité d’une implication de mercenaires français dans cet acte, si elle venait à être établie, relèverait d’un scandale d’État pur et simple.

Pendant ce temps, l’omerta initiale sur le mot « génocide » qu’Alain Juppé fut le premier à employer un mois après le début des massacres a retardé l’émergence d’une vérité pleine et entière. La France resta longtemps isolée dans une posture de déni, tandis que les survivants et les témoins attendaient un geste de reconnaissance et d’humilité.

Avec Les Ombres du monde, Bussi ne prétend pas livrer une somme historique exhaustive. Mais il impose, par la puissance du récit, une question dérangeante : combien de générations faudra-t-il encore pour que la République affronte lucidement l’ensemble de ses responsabilités ?
Le roman, sous ses dehors d’aventure et de quête intime, agit comme un miroir tendu à une mémoire nationale trop longtemps fuyante.

Avec Les Ombres du monde, Michel Bussi quitte le polar pour explorer l’exhumation historique

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