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De la Profonde vilence du ’Soft Power’

Redigé par André Twahirwa
Le 5 août 2018 à 05:33

“ Soft power”, “hard power”, “smart power”, autant de notions qui méritent d’être revisitées du point de vue de la victime.
Le soft power est tout sauf “doux ” : il s’attaque au disque dur, à l’ADN spirituel et culturel du peuple dominé. Le soft power et le hard power sont imbriqués l’un dans l’autre ; d’où, la notion de “smart power” pour exprimer ce deux-en-un.
Ce package est un véritable étau et une chape de plomb mais il faut arriver à s’en défaire : c’est la condition sine qua non d’un développement endogène et donc durable.

“Soft power” (litt. pouvoir doux), “hard power” (litt. pouvoir dur), deux anglicismes ou plutôt deux anglo-américanismes pour désigner deux façons pour un État d’imposer sa domination sur un autre État ou sur d’autres États. Sauf que, toute domination est dure : elle présuppose une violence sur l’autre. Seulement, pour la rendre acceptable, il faut la dissimuler le plus intelligemment possible ; d’où, le terme de « smart power » ou « pouvoir intelligent » : une sorte de package.

Dans ce deux-en-un, le soft power est le plus violent : il est au hard power ce que le monoxyde (le CO) est au dioxyde (le CO2). Indolore et inodore, il s’attaque, en voleur, au disque dur, à l’identité culturelle jusqu’aux aux valeurs fondamentales. Au cœur des rapports dominant/dominé, l’imposition de ses valeurs par l’Occident afin d’asseoir durablement son pouvoir ; d’où le rôle central de l’Église, remplacée aujourd’hui par les ONGI, en général, et par les ONGI droits-de-l’hommistes en particulier et le nouveau catéchisme occidental, un étau dont il importe de se défaire.

Hard power/ soft power.

La notion de hard power est simple à cerner : il est défini comme la capacité d’un Etat à s’imposer sur un autre État ou sur un groupe d’États et d’obtenir ce qu’il souhaite par sa force coercitive, militaire et économique. Par contre, celle de soft power est de loin plus complexe. En effet, il est défini comme la capacité d’un État de s’imposer par la force attractive de sa culture aussi particulier (littérature, cinéma, télévision et autres médias) et de son modèle de société.

Mais le soft power concerne aussi la place d’un État dans les organisations internationales, son aide bilatérale directe ou, depuis les années 1970, via les diverses Organisations non gouvernementales internationales (ONGI) : engager une politique d’investissements dans des biens publics mondiaux qui bénéficieraient à tous rend attractif aux yeux d’États et de populations qui n’ont pas les moyens de se doter de ces biens.

Il importe de rappeler ici que les ONGI n’ont de non gouvernemental que le nom : elles sont financées par les États occidentaux, directement ou par le biais des multinationales et des organisations internationales ou intergouvernementales. Et elles leur rendent bien : « Les ONG sont un démultiplicateur de force pour nous, une partie tellement importante de notre équipe combattante ». (Colin Powell, Discours aux ONG, Octobre 2001, début de l’invasion de l’Afghanistan)

Mais la puissance technologique (économique et militaire) constitue, en elle-même, une force d’attractivité : elle a été imposée comme le (seul) critère de supériorité dans la hiérarchie des civilisations. Les deux formes de pouvoir ne s’opposent donc pas. Au contraire : elles sont imbriquées l’une dans l’autre ; d’où, la notion de smart power.
Le Smart power : le « pouvoir intelligent »

Les titres des ouvrages du grand théoricien des nouveaux concepts nés au lendemain de la Guerre froide, Joseph Nye, sont éloquents : Bound To Lead : The Changing Nature Of American Power, 1990 (Traduisible par Condamné au leadership : la nature changeante de la puissance américaine) et Soft Power : The Means to Success in World Politics, 2004 (Traduisible par Pouvoir doux : les moyens de réussir dans la politique mondiale).

Et l’auteur sait de quoi il parle : il a été Sous-Secrétaire d’Etat sous l’administration Carter (1977-1981) et il a ensuite été Secrétaire-adjoint à la Défense sous le premier mandat de Bill Clinton (1992-1996). Les deux présidents démocrates, Jimmy Carter et Bill Clinton, avaient tiré les leçons de l’incapacité de la Superpuissance américaine à vaincre militairement le « petit » Vietnam, pour le premier, et des ratés de la (première) Guerre du Golfe (1991), pour le second. Il en sera de même pour Barack Obama, successeur, en 2009, de George Walter Bush, l’homme qui a engagé son pays dans deux guerres sans en avoir mesuré toutes les conséquences : la Guerre en Afghanistan (2001) et la seconde guerre du Golfe (2003), qui était censée parachever celle de son père contre Saddam Hussein.

Les Démocrates cherchaient à renouer avec la stature des États-Unis champion du “monde libre” de l’après-Seconde guerre mondiale, depuis Harry Truman(1945-1953) : il fallait rompre avec l’arrogance messianique et la violence des armes des Républicains qui avaient gravement miné l’image des États-Unis dans le monde : « Nous devons avoir recours à ce qui a été appelé ‘le pouvoir de l’intelligence’, l’ensemble des outils à notre disposition : diplomatiques, économiques, militaires, politiques, légaux, et culturels – il faut choisir le bon outil, ou la bonne combinaison d’outils, la mieux adaptée à chaque situation ».(Hillary Clinton devant la commission sénatoriale chargée de son audition de confirmation au poste de Secrétaire d’État, 2009).

C’est cette combinaison des stratégies de tous les vecteurs de puissance, “soft” et “hard”, qui constitue le smart power (litt. le pouvoir intelligent). Tel le smart power des rugbymans, basé sur un crampon unique qui permet d’être plus performant et de s’adapter sur le terrain selon le poste.

Mais le smart power n’est pas l’apanage des Démocrates : pour les deux partis, les États-Unis sont et doivent rester une puissance présente dans le monde, avec seulement une différence de dosage entre le “hard” et le “soft”. C’est la différence entre un Barack Obama, qui choisit l’Université du Caire pour son premier déplacement (appel au rétablissement d’un climat de respect mutuel entre Arabes et Israëliens et à un partenariat de l’Amérique avec le monde arabo-musulman), et un Trump, qui choisit Ryad pour son premier déplacement (conclusion d’un juteux contrat de vente d’armes et dénonciation de l’accord nucléaire avec l’Iran).

Enfin, le recours au smart power n’est pas l’apanage des Américains : il n’est qu’une actualisation de “l’universalisme européen” et de son ingérence dans le monde depuis la fin du 15ème siècle. Seule la terminologie a changé avec le contexte et le changement de leadership au sein du monde occidental, hier dominé par l’Europe et, depuis la fin de la seconde Guerre mondiale, par les États-Unis. Et aujourd’hui comme hier au cœur du smart power, le soft power.

Le soft power au cœur du smart power

Pour dominer durablement une nation, il faut lui “voler son âme” : casser son ADN spirituel et culturel, en remplaçant son système et sa hiérarchisation des valeurs afin de l’amener à perdre l’estime de soi et imposer, au-delà de son mode de vie, son propre modèle de société et de valeurs. C’est ce qui est affiché clairement dans des discours colonialistes : « […]J’ai vu une telle richesse [en Inde], des hautes valeurs morales. Avec des gens de ce calibre, je ne suis pas sûr que nous puissions un jour conquérir ce pays, à moins que nous rompions l’épine dorsale de cette nation, qui est son héritage spirituel et culturel. Et, par conséquent, je propose que l’on remplace son système éducatif vieux et ancien, sa culture, car si les Indiens pensent que tout ce qui est étranger et anglais est meilleur que les leurs, ils vont perdre leur estime de soi, leur estime de la culture autochtone et ils vont devenir ce que nous voulons, une nation véritablement dominée (Lord Macaulay, politicien et conseiller du Gouverneur Général de l’Inde britannique, 1835).

Et, du temps de l’alliance du sabre et du goupillon, cette occidentalisation forcée était portée par l’Église : « Renoncer à Satan et à toutes œuvres : consulter les devins, rendre un culte aux ancêtres, s’initier au culte à Ryangombe et autres conduites mauvaises » (En kinyarwanda : Kwanga Shitani n’ibyayo byose : kuraguza, guterekera, kubandwa n’ibindi byose by’amafuti »). Cet interdit que les missionnaires inculquaient aux catéchumènes rwandais devait avoir des variantes dans d’autres pays conquis, en Afrique ou ailleurs. Et il avait comme corollaire l’enterrement des interdits traditionnels, qui constituaient autant de repères éthiques et sociaux pour les Rwandais : “Kiliziya yakuye kirazira” (litt. L’Église a mis fin aux interdits) aime-t-on à répéter, encore aujourd’hui, au Pays de Gihanga.

À partir des années 1970, les organisations “non gouvernementales” internationales(ONGI) deviennent des acteurs de la mondialisation : après la décolonisation des années 1960, elles viennent prendre le relais à la fois des États colonisateurs dans leur rôle de dispensateurs du “bien-être indigène” (développement, santé publique, environnement, changement climatique) mais aussi celui des églises dans leur rôle de dispensateurs des valeurs occidentales. Aujourd’hui, les ONGI droits-de-l’hommistes sont la meilleure arme pour conquérir, en mode sous-marin, l’âme et continuer à occuper le terrain : elles constituent le dernier avatar du cheval de Troie.

Lire à ce propos : Les ONGI droit-de-l’hommistes, dernier avatar du cheval de Troie.
http://fr.igihe.com/droits-humains/les-ongs-droit-de-l-hommistes-dernier-avatar-du.html
Elles sont au cœur du soft power et donc du smart power. Et, à ce titre, elles sont soutenues par toute la force de frappe des autres composantes du soft et du hard power, par les acteurs de la mondialisation, dominée par l’Occident : les mass media, les multinationales ou les États notamment à travers les organisations internationales ou intergouvernementales et régionales qu’ils dominent et contrôlent. Difficile de ne pas adhérer à l’occidentalisation tellement l’étau est serré et les moyens disproportionnés. Et pourtant il le faut : aucun pays ne s’est durablement développé en dehors de sa propre langue et l’on peut tout emprunter fors la Culture. L’Europe en est l’exemple le plus ancien et le Japon en est une parfaite illustration contemporaine : depuis sa rencontre avec l’Occident dans la seconde moitié du 19ème siècle, le pays du Soleil levant a réussi sa révolution industrielle sans perdre son âme ou, plutôt, parce qu’il n’a pas perdu son âme. En moins d’un siècle, le pays devient la troisième puissance économique du monde : il a réussi le “saut de grenouille” (leapfrog) des économistes. Et avec quel brio !

Sortir de l’étau

« Donnez-moi un point d’appui et un levier et je soulèverai le monde » disait Archimède, le plus ancien des physiciens grecs. Pour soulever la chape de plomb et desserrer l’étau du smart power, il faut passer par le soft power, le cœur du réacteur, et en finir avec le complexe du dominé afin de recouvrer son âme. Il faut renouer avec ses racines, multiséculaires et donc toujours vives malgré tant de piétinements. La condition préalable : être de nouveau fier de son héritage culturel et cesser de courir après le train de l’Occident que l’on attrapera jamais parce qu’il roule sur une voie bien différente. C’est ce qu’ont fait la Chine et les autres pays émergents de l’Asie-Pacifique (Chine, Taïwan, Corée du Sud et Singapour) en quelque 50 ans. En effet, depuis les années 1970, les Dragons se sont éveillés et ont réalisé, à l’instar du voisin nippon, un parfait saut de grenouille parce qu’ils ont appuyé sur le bon déclencheur : ils ont intégré dans le logiciel national le fait qu’une " nation est grande non seulement par sa taille, mais aussi par la volonté, la cohésion, l’endurance, la discipline de son peuple et la qualité de ses dirigeants qui lui assurent une place honorable dans l’histoire"(Lee Kuan Yew, ancien Premier ministre de Singapour, 1963).
En Afrique, le “miracle rwandais” est le résultat de cette véritable révolution culturelle ET politique. On ne le répétera jamais assez : le Rwanda est le pays qui a payé à l’expansion coloniale le tribut le plus lourd. Bien sûr que le Génocide contre les Tutsis est une barbarie imputable au Hutu Power et à son idéologie ; mais, comme le rappelle, en spécialiste, l’auteur de Une initiation. Rwanda (1994-2016) " […] cette tragédie puise aux mêmes sources que les autres grands massacres de masse du XXe siècle, tels le génocide arménien ou la Shoah – à savoir la pensée raciste et racialiste européenne qui a été exportée avec succès dans la région des Grands Lacs lors de la colonisation" (Stéphane Audoin-Rouzeau, Interview au Monde des livres du 22.02. 2017).
Lire aussi :
À la source du génocide Juif et celui des Tutsis
http://fr.igihe.com/politique/la-source-du-genocide-juif-et-celui-des-tutsi.html
Pour renaître de ses cendres, le Pays de Gihanga a effectué une révolution copernicienne : un retour aux sources afin de renouer avec ses racines, avec ses fondements culturels et de les mettre, en les modernisant, au service d’un développement endogène. Le “miracle rwandais”, c’est d’abord d’avoir réussi à sortir de l’aliénation coloniale pour "retrouver le fil conducteur qui le relie à son passé ancestral le plus lointain possible" comme le préconise le chantre de la Renaissance africaine, qui précise : « Devant les agressions culturelles de toutes sortes, devant tous les facteurs désagrégeant du monde extérieur, l’arme culturelle la plus efficace dont puisse se doter un peuple est ce sentiment de continuité historique » (Cheikh Anta-Diop Ethiopiques numéro 44-45). ). Le sentiment de continuité et de profondeur historique est source de fierté nationale. Il est donc absolument nécessaire de reculer pour mieux sauter. En prenant un nouvel élan.
L’autre grande figure africaine de l’Histoire de l’Afrique, Joseph Ki-Zerbo, parle de "passage de soi à soi-même à un niveau supérieur" en ajoutant que"c’est par l’être que l’Afrique pourra accéder à l’avoir " (Joseph Ki-Zerbo, Vers un développement africain endogène, Extrait de À quand l’Afrique, 2003 ) .

Lire aussi : Rwanda : Retour sur un modèle politique endogène au coeur de l’Afrique
http://fr.igihe.com/sports/football/politique/rwanda-retour-sur-un-modele-politique-endogene-au

Mais, nous savons combien les tenants du géocentrisme, la Papauté en tête, ont combattu la révolution copernicienne : la reconnaissance officielle de l’héliocentrisme a pris deux siècles. C’est au nom de “l’universalisme européen” que l’Occident refuse d’admettre qu’un modèle autre que le sien puisse exister : rien de bon ne peut venir d’ailleurs.
Le droit-de-l’hommisme, c’est le loup qui s’adjuge arbitrairement le droit de dévorer l’agneau. C’est le droit que s’adjuge l’Occident d’être meilleur au reste du monde. Au nom de cette naïve croyance à et en la déesse Progrès technologique. Une croyance qui repose sur une confusion entre progrès technique et progrès moral et spirituel. Ce faisant, l’Occident oublie d’écouter ses auteurs parmi les plus grands. Il refuse d’admettre que le " barbare, c’est d’abord l’homme qui croit en la barbarie" (Lévi-Strauss, Race et Histoire, 1961), que "seul l’Esprit s’il souffle sur la glaise peut créer l’Homme" et que "celui qui diffère de moi, loin de me léser, m’enrichit " (Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, 1939). L’Occident refuse de reconnaître qu’homogénéisation rime avec fossilisation et que, pour un individu comme pour un pays, la diversification est une condition nécessaire à la vie et au progrès.

André TWAHIRWA, auteur de ce texte est africaniste et un élu local en Île-de-France


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