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De la critique des médias à la passion de l’immédiat

Redigé par Liberation
Le 7 janvier 2019 à 05:00

Si des gilets jaunes affichent leur hostilité envers des journalistes et préfèrent tourner eux-mêmes des vidéos live, ils relaient néanmoins certaines chaînes et personnalités considérées comme « libres ».

« BFM, ils sont vraiment frustrés. Ça fait des semaines [que] je ne les décroche même plus. […] Ça fait un milliard de fois qu’ils m’appellent. »

Mercredi, quelques heures avant sa médiatique arrestation par la police pour manifestation non déclarée, Eric Drouet prononce ces phrases lors d’un direct autofilmé sur YouTube.

Vendredi après-midi, la vidéo avait été vue 30 000 fois et avait suscité 260 commentaires. Figure du mouvement, le chauffeur routier de Seine-et-Marne passe une bonne partie des trente-quatre minutes de cette prise de parole interactive à évoquer son rapport aux journalistes, répondant aux questions des sympathisants qui l’interpellent.

« On se fait pourrir par le gouvernement et les médias », dit-il ainsi, expliquant que « BFM, LCI, toutes ces chaînes n’auront aucune info de moi » et « les médias, il faut jouer avec eux ». C’est-à-dire les boycotter, les contourner, les surprendre. Une façon de leur dicter l’agenda. Ce qu’a parfaitement réussi Eric Drouet avec sa nuit en garde à vue : l’événement a fait la une de l’actualité jeudi. A sa sortie du poste, le militant a d’ailleurs publié un direct dans lequel il se félicite du bon « coup de com ». « Ça va être une guerre des médias. Ce n’était que le début. »

Insultes
La défiance d’une grande partie des gilets jaunes à l’endroit des médias d’information traditionnels existe depuis les prémices du mouvement. Illustrée par les diverses agressions et insultes contre les journalistes, elle vise particulièrement les télévisions, BFM TV (Libé du 1er décembre) et le service public cristallisant le mécontentement. Mais près de deux mois après le début de la fronde, la défiance tourne au « dégagisme », avec une volonté de plus en plus affirmée de substitution des acteurs médiatiques historiques.

Dans ses vidéos, Eric Drouet fait la promotion de ceux qu’il appelle les « médias libres » : le fabricant de vidéos pour les réseaux sociaux Brut, incarné par Rémy Buisine, journaliste adoré des gilets jaunes, qu’ils appellent tous « Rémy » (Libé du 17 décembre) ; RT France, la chaîne de télé financée par l’Etat russe, au premier rang de la guerre de l’information menée par Moscou (et pourtant considérée comme indépendante par ses nouveaux fans).

Le point commun de ces deux médias, que Drouet affirme prévenir en amont de ses actions ? Ils privilégient, comme les manifestants, le format du live sur Facebook ou YouTube, censé rendre impossible toute forme de censure ou de manipulation. Leurs chiffres d’audience ont explosé en fin d’année. Contacté, RT France assure avoir fait 22 millions de vues sur Facebook entre le 17 novembre et le 16 décembre, soit une augmentation de 283 % sur un an…

Un autre nom revient dans les conversations en ligne, où l’on se conseille les « bons » médias à suivre : Vincent Lapierre. Ce dernier, qui se présente comme « journaliste indépendant », publie des reportages très bienveillants envers les gilets jaunes et n’hésite pas à mettre en scène leur détestation des médias traditionnels. Proche de Dieudonné, l’homme a travaillé plusieurs années pour Egalité et Réconciliation, le site du complotiste antisémite Alain Soral. Sa chaîne YouTube, « Le Média pour tous », compte 71 000 abonnés. Encouragés par son succès, beaucoup de reporters ou médias se disant indépendants se sont lancés récemment. C’est le cas de « Vécu, le média du gilet jaune » (20 000 abonnés sur Facebook), de « FranceActus » (10 000 abonnés) ou de militants produisant des directs pendant les événements (Jérôme Rodrigues, Yannick Krommenacker, etc.).

Lien
Ce processus n’est guère surprenant. Comme n’importe quel mouvement politique, celui des gilets jaunes échafaude sa propre culture médiatique en même temps qu’il avance, bâtissant un univers de références en dehors des pouvoirs déjà établis. La popularité grandissante du documentaire Winter on Fire, racontant la révolution ukrainienne de Maidan (Libé du 4 janvier), en est l’exemple parfait. Celui-ci n’a pas été produit par France Télés ou TF1, mais par… Netflix. Et d’autres médias commencent à émerger dans les discussions des gilets sur les réseaux sociaux, sans avoir atteint le niveau d’estime de Brut ou de RT. On pense au Média, la web-télé proche de La France insoumise, ou à Polony TV, la petite entreprise audiovisuelle de Natacha Polony, par ailleurs à la tête de l’hebdo Marianne. Les deux organes ont en commun de soutenir la plupart des objectifs politiques du mouvement.

Mais le lien avec les médias historiques n’est pas totalement rompu. Certaines figures télé surnagent, comme Elise Lucet. Beaucoup de gilets continuent de fréquenter les studios : un avocat de Rouen, François Boulo, manifestement de gauche, a squatté les micros ces derniers jours. Et les audiences des chaînes d’info témoignent de l’intérêt qu’elles suscitent. Même auprès des plus durs. Mercredi, Drouet a conclu son direct ainsi : « Je vais regarder BFM car ils disent des conneries sur moi. Je vous reprends après. »

par Jérôme Lefilliâtre


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