Le labo des gauches gagne en expérience

Redigé par François Musseau
Le 26 novembre 2016 à 12:48

La coalition entre PS, PC et « Bloc », qui dirige le pays depuis un an, est parvenue à sortir le pays de l’austérité. La dette publique de 130% du PIB inquiète, mais les premiers résultats sont prometteurs.
Dans un recoin oublié de cette Europe en proie aux plus inquiétantes convulsions, il est une nation où l’intégration des minorités est plutôt réussie, où les autorités mènent une campagne pour attirer davantage de réfugiés (ils pouvaient en accueillir 10 000, seuls 740 sont venus), où aucun leader (...)

La coalition entre PS, PC et « Bloc », qui dirige le pays depuis un an, est parvenue à sortir le pays de l’austérité. La dette publique de 130% du PIB inquiète, mais les premiers résultats sont prometteurs.

Dans un recoin oublié de cette Europe en proie aux plus inquiétantes convulsions, il est une nation où l’intégration des minorités est plutôt réussie, où les autorités mènent une campagne pour attirer davantage de réfugiés (ils pouvaient en accueillir 10 000, seuls 740 sont venus), où aucun leader populiste ne montre le bout de son nez. Et où l’extrême droite xénophobe est ultraminoritaire, au point de passer inaperçue ailleurs que dans les stades de football. Un pays de cocagne politique, le Portugal, malgré les sérieuses difficultés économiques d’une bonne partie de la population ? Un pays apaisé, en tout cas, sans stridences ni leaders messianiques. Et assurément, aux yeux d’une gauche aux abois dans la majeure partie de l’Union européenne, un eldorado : samedi, cela fera un an jour pour jour qu’une « majorité progressiste » gouverne le pays, sans à-coup, bénéficiant du satisfecit de l’essentiel de l’opinion. « Une sorte de lune de miel, résume Nuno Ribeiro, du quotidien Público. Jamais dans notre histoire une telle coalition de gauche n’avait existé. Et force est de constater qu’elle a su tirer son épingle du jeu. »

Chiens de faïence
A l’issue des législatives d’octobre 2015, le vent paraissait pourtant tourner en faveur d’une droite décomplexée, première de la classe, ayant appliqué à la lettre les consignes de Bruxelles. Le libéral Pedro Passos Coelho, qui avait soumis son pays à une cure d’austérité sans précédent (le prix à payer d’une aide internationale de 78 milliards d’euros pour éviter la banqueroute au pays), emportait certes le scrutin, mais se retrouvait à neuf sièges de la majorité au Parlement. A gauche, les trois formations pouvaient ensemble emporter la mise mais se regardaient en chiens de faïence : le Parti socialiste (31,7 % des voix, tendance sociale-démocrate), le Parti communiste (7,3 % des voix, très hostile aux socialistes), le Bloc de gauche (9 % des suffrages, une sorte de Syriza lusophone, partisane de l’« Europe des peuples » et antisystème).

« Autant dire que rien n’était fait pour nous entendre, avoue Ana Catarina Mendes, la numéro deux du PS. Et les sujets qui fâchent ne manquaient pas. Nous, par exemple, sommes très pro-Européens et eux très anti-UE ! » Elle reçoit dans les somptueux locaux du siège national à Rato, dans le centre de Lisbonne. Mendes faisait partie d’un petit groupe chargé peu après le scrutin de trouver un terrain d’entente entre les trois formations. « Après quelques conversations, on a tous compris que nous avions une occasion historique de bouter la droite hors du pouvoir. Et on ne l’a pas ratée ! »

La conjoncture favorise alors un « front de gauche ». En appliquant des remèdes de cheval, l’élève appliqué de l’UE Passos Coelho est certes parvenu à ramener le déficit public de 11,2 % à 3 % entre 2011 et 2015 mais il a laissé un pays exsangue. La politique d’austérité a taillé dans les salaires, les retraites, les allocations chômage ; la pauvreté (le seuil est fixé à 319 euros par personne) touche un tiers des 11 millions de Portugais ; un demi-million de jeunes a dû émigrer, du Royaume-Uni jusqu’à l’Angola. « Un vrai retour dans les années 60, poursuit Ana Catarina Mendes. Tous les indicateurs montraient qu’on replongeait dans un passé sinistre. Le pays était en état de choc, paupérisé, affaibli. C’était le moment de la gauche. Et puis nous allier aux libéraux dans le cadre d’un gouvernement d’union nationale aurait été un suicide politique. »

« Ile de stabilité »
Son de cloche similaire aujourd’hui au sein du Parti communiste, une formation « puriste » qui jusqu’alors avait refusé de participer à un quelconque exécutif de peur de se salir les mains : « Cette fois-ci, le pays avait tant souffert, la situation était si critique, qu’on se devait de sceller une alliance avec les socialistes », souligne João Oliveira, membre du comité central. Pour les communistes, comme pour le Bloc, qui soutiennent le gouvernement socialiste sans l’intégrer et se permettent parfois de le critiquer, c’est d’ailleurs davantage un compromis qu’une compromission.

L’expérience inédite du « trio de gauche » est d’emblée facilitée par la personnalité du chef du gouvernement socialiste, António Costa. Peau foncée trahissant des origines de Goa - une ancienne colonie récupérée par l’Inde en 1961 -, cheveu blanc ondulé, ce fils de communiste trapu et placide est un pragmatique qui a gagné ses galons en tant que maire de Lisbonne (entre 2007 et 2015), populaire et proche des gens. « Il passait son temps à négocier avec ses rivaux, se souvient une proche collaboratrice. C’est un intuitif très doué, qui sait improviser et gérer les équilibres instables. » « C’est surtout un bon communicant qui sait vendre de la poudre aux yeux », critique le chroniqueur libéral João Miguel Tavares.

En novembre 2015, le leader socialiste effectue un virage sur sa gauche et convainc communistes et Bloc de signer un accord autour de trois piliers : maintenir la droite dans l’opposition, détricoter l’essentiel des mesures restrictives, conquérir de « nouveaux droits sociaux ». Un an plus tard, beaucoup a été fait : fin du gel des émoluments des retraités et des fonctionnaires (retour au niveau antérieur), gratuité des urgences dans les hôpitaux (contre 25 euros jusqu’alors), hausse du salaire minimum (un des plus bas d’Europe, 535 euros mensuels, 557 euros en janvier prochain), CDI pour 70 000 fonctionnaires vacataires… Avec un Parti communiste bienveillant et complice, la paix sociale est revenue. Et, alors que Bruxelles augurait un scénario catastrophe, le commissaire Pierre Moscovici a plutôt approuvé cette « coalition de gauche » la semaine dernière.

« Le Portugal est une île de stabilité qui a récupéré sa normalité », disait mercredi le Premier ministre, António Costa, alors qu’il s’apprêtait à présenter son deuxième budget, sans accroc. A arpenter les collines pentues de Lisbonne, on vérifie à chaque coin de rue le principal facteur qui oxygène le marché de l’emploi (le chômage est à 10 %) et une croissance certes courte (+ 1,2 %) mais au-dessus de la moyenne communautaire : le tourisme. Les hordes de visiteurs sont omniprésentes, les appart-hôtels avec vue sur le Tage investissent toute la ville, de l’Alfama à la Tour de Belém, la capitale mue à la demande de ce nouveau gagne-pain.

Rui Gonçalves, 28 ans, (sur)diplômé d’un master en relations internationales, fait le pied de grue à Cais de Sodré, souriant, au volant d’une de ces motos-taxi pour touristes qui pullulent à Lisbonne. « Les taxes sont lourdes mais j’arrive à dégager 850 à 900 euros par mois et, après deux ans au chômage, je suis content. Ma femme gagne 500 euros grâce au Airbnb. C’est raide, mais on s’en sort. Tous mes copains étudiants, eux, travaillent à Londres, Luanda [Angola] ou Melbourne. » Ailleurs, bien sûr, les poches de pauvreté subsistent. A l’instar de Cova de Moura, un quartier populaire d’Amadora, à l’ouest de Lisbonne, surtout peuplé d’immigrants des ex-colonies africaines. D’origine cap-verdienne, Margarida Salazar, 47 ans et quatre enfants, sans emploi et vendeuse ambulante au noir, ne voit pas d’un mauvais œil le nouvel exécutif : « Ils n’ont pas promis de merveille. Mais, comme les allocations familiales ont un peu augmenté, j’ai quelques euros de plus par mois. Ce n’est pas la gloire, mais c’est déjà ça. »

Cette majorité de gauche, les libéraux de droite l’ont baptisée avec mépris « gerinconça » - une chose perfectible, mais qui, malgré tout, fonctionne. « Ils naviguent à vue, en profitant des remèdes d’austérité qu’on avait appliqués et avançant dans les eaux troubles de l’extrême gauche, tacle Hugo Soares, porte-parole adjoint du groupe parlementaire du PSD, l’opposition de droite. Avec eux, on fait machine arrière, l’investissement étranger a chuté brutalement. » A gauche, le gerinconça est objet de fierté. « On a récupéré un peu de notre estime, insiste le jeune communiste João Oliveira. Et aussi une partie de notre souveraineté nationale. »

« Conquêtes »
Sous le libéral Pedro Passos Coelho, les grands groupes des secteurs stratégiques - banques, énergie, télécommunications - étaient passés sous le contrôle de capitaux espagnols, brésiliens, angolais ou chinois. Avec le socialiste Costa, l’Etat est redevenu majoritaire dans la TAP (la compagnie aérienne) et dans l’essentiel des transports publics (notamment les métros de Lisbonne et Porto). Après des mois d’âpres négociations, le front de gauche lusitanien a finalement obtenu que, dans un paysage bancaire intégralement dominé par l’étranger, la Caixa Geral de Depósitos demeure à 100 % publique.

Longue vie à cette alliance composite de gauche ? « Je suis convaincu que nous finirons ce mandat ensemble, confie Jorge Costa, un des hommes forts du Bloc. Parce que nous avons de nouvelles conquêtes à réaliser et qu’avec ce Premier ministre ouvert et déterminé, cela sera possible. Bien sûr, nous aimerions aller plus loin dans la refonte du système, notamment pour renégocier notre dette publique démente, autour de 130 % du PIB. Mais, comme tous les autres pays, nous butons sur les traités européens et sur une machine communautaire qui broie les droits sociaux. Et cela, c’est une autre affaire… »

Avec Libération


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