Dans une enquête récente menée par Michael Pauron, un des fondateurs du Journal Afrique XXI, publié sur Médiapart, un récit poignant émerge des cendres du génocide perpétré contre les tutsi. L’histoire, souvent omise, est celle des anciennes employées de l’ambassade de France à Kigali, et des tragédies qui les ont frappés.
Béatrice Kabuguza, Alors secrétaire dans la mission de coopération française, elle était l’une des nombreuses âmes oubliées lorsque la tempête du génocide a éclaté. Confrontée à une situation désespérée, elle trouve refuge, avec d’autres compatriotes tutsis, à l’ambassade de Tanzanie, un geste de survie dans un monde devenu fou.
"Avec d’autres Tutsi, nous avions rejoint l’ambassade de Tanzanie," partage Béatrice, citée par Médiapart.
"Le gardien avait été payé pour nous cacher et nous faire passer pour des Tanzaniens. Nous n’étions plus qu’à trois ou quatre rues de l’hôtel des Mille Collines. C’était notre dernière chance de profiter des évacuations, le lendemain, le 31 mai, vers le camp de Kabuga, tenu par le FPR [Front patriotique rwandais qui a mis fin au génocide]. Je savais que si je ne rejoignais pas l’hôtel, c’était la mort assurée," révèle-t-elle dans son témoignage.
Son récit prend une tournure dramatique lorsqu’elle évoque leur tentative désespérée de rejoindre l’hôtel des Mille Collines, un havre temporaire dans le chaos de Kigali. Sur le point d’être capturée par les Forces armées rwandaises, la chance lui sourit lorsqu’un Casque bleu de l’ONU intervient, lui offrant une échappatoire inespérée vers l’hôtel. Cette nuit-là, elle dort dans un couloir de l’hôtel, avant d’être évacuée le lendemain.
"Un convoi des FAR [Forces armées rwandaises, qui participaient au génocide] nous a repérés, arrêtés et mis à genoux," se souvient Béatrice.
"Heureusement, un Casque bleu des Nations unies a vu la scène depuis l’entrée de l’hôtel. Il est intervenu, armé, face à ces militaires. C’était le moment de réagir : j’ai crié aux autres de courir vers l’hôtel... C’est ainsi que j’ai survécu. Cette nuit-là, j’ai trouvé refuge dans un couloir de l’hôtel, et le lendemain, j’ai été évacuée vers Kabuga avec un convoi de la Minuar."
La survie de Béatrice, qui, à l’époque des faits, était âgée de 35 ans et avait dédié 13 ans de service en tant que secrétaire de Michel Cuingnet, chef de la mission de coopération et d’action culturelle de l’ambassade, contraste vivement avec le sort tragique de dix-sept de ses collègues de l’ambassade, abandonnés par la France dans ces moments sombres.
Un diplomate contesté
Cette situation critique est récemment revenue sur le devant de la scène avec un recours judiciaire contre l’État français, lancé en avril 2023 par des associations, des survivants, et des familles de victimes, y compris d’anciens employés du réseau diplomatique français. Au cœur de ces critiques, on retrouve l’ancien ambassadeur de France au Rwanda, Jean-Michel Marlaud.
Marlaud, dans son livre publié en décembre 2022 intitulé "Dire l’indicible", aborde brièvement le sort des employés locaux. Il y soutient les mêmes arguments qu’il avait présentés en 1998 devant la mission d’information parlementaire sur le Rwanda, affirmant l’impossibilité de contacter les employés locaux, l’absence de plans d’évacuation pour eux, et les dangers de se déplacer dans Kigali.
Nommé ambassadeur à Kigali le 29 mars 1993 à seulement 38 ans, Marlaud occupait là son premier poste d’ambassadeur. Avec une expérience limitée et peu de connaissance de l’Afrique, et encore moins du Rwanda, sa nomination intervenait à un moment clé des négociations de paix, qui aboutiraient aux accords d’Arusha en août 1993.
Béatrice Kabuguza, qui n’avait jusque-là pas pris la parole publiquement sur l’abandon des employés de la chancellerie, brise le silence. Choquée par les déclarations des diplomates français lors de la commission Quilès en 1998, elle affirme qu’aucun plan d’évacuation n’avait été prévu pour les agents locaux. Dans cet entretien, elle confronte les « mensonges » distillés depuis trente ans aux faits qu’elle a directement vécus.
Son récit vient s’ajouter à ceux d’autres survivants, comme Vénuste Kayimahe, ancien employé du Centre Culturel Francophone du Rwanda (CCFR, aujourd’hui Institut français du Rwanda IFR).
Dans son livre "France-Rwanda : les coulisses du génocide. Témoignage d’un rescapé", publié en 2001, Kayimahe partage ses souvenirs douloureux. Bien que certains détails de son récit aient été contestés par des militaires et diplomates français, son témoignage demeure un cri poignant pour la vérité, teinté par la perte tragique de sa fille, de sa mère, de ses frères et sœurs ainsi que de leurs familles, et le sentiment d’avoir été trahi par le pays pour lequel il a travaillé durant deux décennies.
Un autre témoignage clé est celui d’Étienne Nsanzimana, fils de Pierre Nsanzimana – le seul employé rwandais évacué par la France et décédé en 2023.
Dans le cadre d’une série dédiée à la mémoire de Gaudence Mukamurenzi, une victime du génocide perpétré contre les Tutsi, le journal Afrique XXI a eu l’opportunité de s’entretenir avec Étienne Nsanzimana. Gaudence, qui fut secrétaire à l’ambassade, a tragiquement perdu la vie le 19 avril 1994.
Les témoignages révèlent une vérité différente sur les téléphones
Vénuste Kayimahe a tenté à plusieurs reprises de contacter l’ambassade via le téléphone du CCFR. Ses appels, ainsi que ceux de nombreux autres employés, sont restés vains. Il rapporte que, souvent, il n’avait pas le courage de parler, submergé par l’impuissance et la douleur.
Ces récits contredisent les déclarations de l’ancien ambassadeur Jean-Michel Marlaud, qui a affirmé en 1998 devant une mission parlementaire que la plupart des employés locaux ne disposaient pas de téléphone. Or, plusieurs témoignages, dont celui du chef de la mission de coopération française à l’époque, Michel Cuingnet, indiquent le contraire.
Dans un rapport rédigé à son retour à Paris le 15 avril 1994, Cuingnet décrit des appels téléphoniques déchirants de secrétaires tutsi de la mission, de plantons, de chauffeurs, criant à l’aide avant de se taire brutalement.
Le documentaire "Retour à Kigali : une affaire française" de Jean-Christophe Klotz, diffusé sur France 3 en 2019, apporte un témoignage supplémentaire. Michel Cuingnet y évoque un appel mémorable d’une secrétaire nommée Immaculée, criant au secours. Quand il en informe l’ambassadeur, la réponse qu’il reçoit est que les militaires viendraient la défendre – une promesse qui s’avèrerait vaine.
Béatrice Kabuguza confirme la réalité de cet appel désespéré. Immaculée, cachée par des voisins, avait réussi à joindre Michel Cuingnet, qui lui aurait répondu qu’il ne pouvait rien faire pour elle. Béatrice apprend par la suite le sort tragique d’Immaculée, massacrée par les Interahamwe.
Béatrice elle-même a vécu un épisode similaire. Ayant accès à un téléphone chez des voisins, elle appelle l’ambassade, tombant sur une dame à qui elle demande de l’aide. La réponse est la même : "Désolé, on ne peut rien pour vous." Même sa demande de transmettre un message à Michel Cuingnet se heurte à un refus.
Jean-Michel Marlaud, interrogé sur l’identité de la personne ayant répondu à l’appel, admet ne pas savoir.
Pierre Nsanzimana, un autre employé, a également tenté sa chance. Son fils Étienne, dans le livre "Papa, qu’est-ce qu’on a fait au Rwanda ?" de Laurent Larcher, se souvient parfaitement de l’appel de son père à l’ambassade. Surpris d’apprendre que Pierre et sa famille étaient encore en vie, un gradé de l’ambassade promet que des militaires viendraient les chercher.
Finalement, Pierre sera le seul employé de l’ambassade évacué par la France, mais il affirme que cette évacuation n’est pas le fait de l’ambassadeur, mais plutôt d’un officier français qu’il avait aidé dans le passé.
Ces récits mettent en lumière non seulement la détresse des employés rwandais de l’ambassade, mais aussi l’indifférence et le manque d’action de la part des responsables français.
Trente ans après, le ressentiment et l’incompréhension demeurent forts parmi les survivants, tandis que les responsables français continuent de justifier leurs actions avec des arguments erronés face aux témoignages accablants des victimes du génocide qui a coûté la vie à plus d’un million d’innocents.
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