L’Europe au seuil du crépuscule

Redigé par Tite Gatabazi
Le 23 mai 2025 à 05:44

Il ne s’agit plus de dénoncer quelques symptômes dispersés, ni de s’indigner contre des dysfonctionnements passagers. La crise que traverse aujourd’hui l’Europe est de nature organique, existentielle, presque ontologique. Ce n’est pas une simple convulsion passagère du corps social, mais bien une lente asphyxie de l’âme européenne.

L’Union, naguère porteuse d’une promesse de paix, d’humanisme et d’universalisme éclairé, semble désormais tituber sur les ruines fumantes de ses idéaux fondateurs, minée de l’intérieur par les métastases d’un mal plus profond : la crise de civilisation.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Les convulsions politiques, la défiance populaire, la crise de la natalité, l’érosion de l’autorité républicaine, la menace islamiste portée par les Frères musulmans ou les courants salafistes, ne sont que les manifestations multiples d’une même faillite : celle d’un modèle, d’un récit et d’un horizon commun. L’Europe, frappée du mal chronique d’un libéralisme devenu nihiliste, a troqué l’idéal de la dignité humaine contre la valeur d’échange, réduisant l’homme à un simple agent économique, interchangeable, quantifiable, noté, évalué. La question cardinale n’est plus "Qui es-tu ?", mais "Combien vaux-tu ?".

Cette obsession de la performance, cette dictature de la rentabilité, ont sapé les fondements mêmes du lien social, désagrégé les solidarités naturelles, et stérilisé les ressorts les plus intimes de la transmission culturelle. Le drame de la dénatalité en est un symptôme révélateur : une civilisation qui ne croit plus en l’avenir ne se reproduit plus. Elle ne transmet plus, ne protège plus, ne s’élance plus. Elle se replie, se recroqueville, se consume dans l’immédiateté.

À cette désorientation interne s’ajoute la perte de souveraineté. L’Europe, naguère foyer d’une pensée politique audacieuse et universaliste, semble désormais prisonnière d’un juridisme technocratique, d’une bureaucratie désincarnée qui n’a pour boussole que le marché. La "concurrence libre et non faussée", érigée en dogme par des traités aveugles, a remplacé l’idéal politique. La volonté générale a cédé le pas à la gouvernance des chiffres. L’État-nation, pourtant seul garant d’une communauté politique vivante, se voit vidé de sa substance au nom d’un cosmopolitisme abstrait, sans peuple, sans mémoire, sans enracinement.

C’est dans ce vide symbolique que prospèrent les extrêmes. Nationalismes autoritaires et islamismes conquérants s’engouffrent là où l’esprit européen s’est dérobé. Là où l’on ne sait plus dire qui nous sommes, surgissent ceux qui hurlent avec certitude d’où ils viennent et ce qu’ils veulent imposer. Là où l’on ne transmet plus les humanités, les récits fondateurs, les fidélités profondes, s’installent des contre-récits de rupture, de soumission ou de revanche.

Les Frères musulmans et les mouvances salafistes ne sont pas de simples dérives religieuses : ils sont les vecteurs d’une entreprise politique, patiente, structurée, qui entend soumettre les sociétés européennes à une vision théologico-politique incompatible avec l’idéal laïque, pluraliste, et libre qui a fondé notre modernité. Mais comment les combattre avec vigueur, quand nos propres élites renoncent à défendre l’héritage des Lumières, par crainte d’apparaître réactionnaires ou discriminantes ? Comment répondre à l’offensive des identitarismes sans réaffirmer, sans trembler, une identité européenne consciente de ses racines gréco-latines, chrétiennes, humanistes ?

L’Europe est donc sommée de choisir : entre la continuation de son effacement progressif sous les coups conjugués du relativisme, du mercantilisme et de la peur, ou bien une refondation courageuse, exigeante, de son pacte civilisationnel. Il lui faut retrouver le courage de dire "nous", de définir les contours d’une appartenance commune qui ne soit ni repli ni exclusion, mais fidélité à un héritage et responsabilité envers l’avenir.

Car la modernité européenne fut grande lorsqu’elle savait conjuguer la raison critique avec l’universel, la liberté avec la loi, la technique avec la finalité éthique. Elle sombra lorsqu’elle crut pouvoir se passer de sens, de transcendance, de limites.

C’est donc à un réveil spirituel, intellectuel, politique, qu’il faut en appeler. Non un sursaut de haine, mais une réappropriation de ce que fut l’Europe lorsqu’elle croyait encore en l’homme – non comme producteur ou consommateur, mais comme sujet libre, responsable, digne. L’alternative est claire : ou bien l’Europe consent à mourir de son renoncement, ou bien elle choisit de renaître par une fidélité créatrice à ce qu’elle a de meilleur.

Il est encore temps. Mais plus pour longtemps.

La crise que traverse aujourd’hui l’Europe est de nature organique, existentielle, presque ontologique

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