La guerre, que l’on avait naïvement reléguée aux marges de la civilisation ou à la barbarie révolue, resurgit au cœur du monde contemporain avec une brutalité désinhibée, comme si les fondations juridiques et morales de l’ordre international s’étaient effondrées sous le poids de leur propre impuissance.
Dans le même temps, le dérèglement écologique, loin de constituer une urgence strictement environnementale, devient le théâtre d’un désajustement systémique qui affecte les équilibres géopolitiques, les économies et jusqu’à la vie même des communautés humaines. Mais à cette dislocation matérielle s’ajoute une crise plus insidieuse : celle de la mémoire. Loin d’un travail apaisé sur le passé, nos sociétés s’enfoncent dans une topographie conflictuelle du souvenir, où l’histoire se fragmente en récits concurrents, instrumentalisés tantôt pour légitimer une identité meurtrie, tantôt pour justifier une revanche idéologique. Ainsi se dessine, en filigrane, la figure d’un monde en perte de boussole, où la conflictualité s’étend aux domaines de la nature comme à ceux de la culture, et où l’horizon commun semble céder devant la prolifération des particularismes et des ressentiments.
Nous traversons une époque saturée de tensions, où les conflits armés, loin d’avoir disparu sous l’effet d’une rationalité géopolitique supposée universelle, resurgissent avec une brutalité archaïque.
De l’Ukraine au Soudan, de Gaza au Caucase, les déflagrations militaires ne sont plus de simples anomalies dans un monde pacifié, mais des symptômes structurels d’un ordre international érodé. Ce retour de la guerre s’accompagne d’un malaise plus diffus, mais non moins corrosif : celui d’une crise de la mémoire. Loin d’un travail serein sur le passé, les sociétés contemporaines semblent enlisées dans une concurrence victimaire, une instrumentalisation du souvenir, et une fragmentation des récits historiques.
Simultanément, la question environnementale, dont on aurait pu croire qu’elle fédèrerait les nations autour d’un destin commun, devient elle aussi champ de bataille. Le climat, la biodiversité, l’eau, les terres cultivables : tout ce qui devrait constituer le socle d’un avenir partagé devient l’objet d’accaparement, d’exploitation ou de déni. Les conflits de demain, dit-on, seront écologiques ; mais ceux d’aujourd’hui le sont déjà dans leur substrat.
Démocratie ou simulacre ? L’essor des régimes illibéraux dans un monde désenchanté
C’est dans ce contexte que la démocratie, érigée au XXe siècle en horizon politique indépassable, vacille. Non qu’elle disparaisse formellement : le suffrage, les constitutions, les parlements demeurent. Mais leur substance se délite. Un nombre croissant d’États, notamment en Europe centrale, en Asie ou en Amérique latine, empruntent le masque des institutions démocratiques tout en subvertissant leur essence.
Ce que l’on nomme désormais « démocratie illibérale » oxymore inquiétant désigne une forme de gouvernement où l’autorité politique se fonde non plus sur le pluralisme, le débat et la séparation des pouvoirs, mais sur l’autoritarisme électif, le culte identitaire et la déconstruction du droit.
Ce phénomène, loin d’être marginal, traduit une rupture anthropologique : l’individu postmoderne, saturé d’informations, exposé à l’insécurité économique et déboussolé par les mutations culturelles, réclame de la protection, de l’appartenance, et non plus de la liberté. La tentation illibérale prospère sur les ruines d’un projet démocratique auquel les élites elles-mêmes semblent avoir cessé de croire.
L’universalisme européen à l’épreuve du réel : déclin d’un paradigme
Enfin, et de manière plus souterraine mais non moins décisive, c’est l’idée même d’universalisme et plus précisément l’universalisme européen qui vacille. L’Europe, héritière des Lumières, du droit naturel, des droits de l’homme, avait prétendu offrir un modèle transposable, un idéal éthique à vocation mondiale.
Or, ce projet se heurte aujourd’hui à une double désillusion : d’une part, le rejet croissant de ses principes dans les sociétés non occidentales, qui y voient une forme de néo-colonialisme moral ; d’autre part, le désenchantement intérieur de l’Europe elle-même, fracturée par les populismes, rongée par le doute, incapable d’incarner ce qu’elle professe.
La fin du rêve européen ne signifie pas nécessairement sa disparition, mais son dépouillement : il n’est plus question de l’universalisation d’un modèle mais, au mieux, de sa survie dans un monde multipolaire où la norme n’est plus l’exception occidentale, mais la pluralité conflictuelle des valeurs.
Le point de rupture historique est là : dans la perte de centralité, dans le passage d’un monde organisé autour de principes normatifs prétendument universels à un espace d’équilibres instables et de souverainetés concurrentes.

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