Quand les États-Unis ont détourné le regard pendant le génocide contre les Tutsi

Redigé par Alain Bertrand Tunezerwe
Le 23 avril 2025 à 09:50

Bien que les États-Unis d’Amérique soient considérés depuis près d’un siècle comme une superpuissance mondiale, souvent engagée dans la prévention des tragédies humaines, leur inaction face à certaines crises a, hélas, plongé de nombreuses vies dans le chaos, victimes d’un désengagement aussi incompréhensible que préoccupant.

Parmi les tragédies face auxquelles les États-Unis ont détourné le regard, comme si elles ne les concernaient pas, figure le génocide perpétré contre les Tutsi en 1994. Pourtant, de nombreux rapports signalant sa préparation leur étaient parvenus bien avant qu’il ne débute. Avec une réelle volonté politique, il aurait été possible d’exercer une pression décisive sur le régime de Juvénal Habyarimana pour l’amener à y renoncer.

Roméo Dallaire, commandant de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR), avait multiplié les alertes sur les préparatifs du génocide. Il avait réclamé un renforcement des effectifs militaires ainsi qu’un élargissement du mandat de la mission afin de pouvoir protéger efficacement les civils en danger. Non seulement ses appels restèrent lettre morte, mais, pire encore, la majorité des plus de 2 000 soldats placés sous son commandement furent retirés. Seuls 250 restèrent sur le terrain, après l’assassinat de dix casques bleus belges à Kigali, qui assuraient alors la protection de la Première ministre Agathe Uwilingiyimana.

Ce que beaucoup peinent à comprendre, c’est comment une telle tragédie a pu se dérouler sous les yeux des États-Unis, qui refusèrent même d’intervenir pour réduire au silence la Radio RTLM — principal vecteur de propagande haineuse — au nom du respect de la liberté d’expression.

Les États-Unis n’avaient aucun intérêt au Rwanda

Au moment du génocide contre les Tutsi, les États-Unis ne percevaient aucun intérêt stratégique majeur au Rwanda susceptible de justifier une intervention.

Il n’existait ni relations commerciales significatives ni investissements notables entre les deux pays. L’ambassade américaine à Kigali elle-même jouait davantage le rôle de centre de renseignement que celui d’une véritable mission diplomatique.

Dans son ouvrage "From Hope to Horror", Joyce Ellen Leader souligne qu’à l’approche du génocide, les États-Unis semblaient avoir confié la gestion des affaires régionales aux Français, aux Belges et aux Allemands.

« Les intérêts américains au Rwanda étaient très limités. Au Département d’État, personne ne s’intéressait à ce petit pays d’Afrique centrale […] Les dossiers concernant le Rwanda étaient généralement traités par le bureau Afrique, situé très bas dans la hiérarchie. Ce désintérêt stratégique se traduisait également par un budget dérisoire alloué à l’ambassade et à son personnel sur place. » écrit-elle.

Leader, ancienne diplomate américaine en poste au Rwanda dans les années 1990, affirme que les États-Unis avaient laissé à d’autres pays, notamment la France — alliée du régime Habyarimana — la responsabilité de gérer la situation.

« En juillet 1993, alors que je me trouvais en vacances à Washington, j’ai sollicité auprès du bureau Afrique un appui pour l’envoi de nombreuses troupes et bien équipées au Rwanda, dans le cadre d’une mission de maintien de la paix. On m’a répondu qu’aucun échelon de l’administration n’était disposé à mobiliser les ressources nécessaires pour un pays jugé sans intérêt stratégique. On m’a également fait comprendre que l’opinion publique n’y serait pas favorable », ajoute-t-elle.

Le traumatisme américain en Somalie

Lorsque le génocide contre les Tutsi éclata au Rwanda, les États-Unis étaient encore profondément marqués par les événements tragiques survenus à Mogadiscio, en Somalie, six mois plus tôt. Dix-huit soldats américains y avaient été tués et 84 autres blessés.

Ces troupes étaient déployées pour sécuriser la distribution de l’aide humanitaire dans un pays en proie à l’anarchie, après la chute du régime de Mohammed Siad Barre en 1991. Toutefois, les milices locales, qui contrôlaient une grande partie du territoire, percevaient la présence américaine comme une entrave à leurs ambitions.

En octobre 1993, les soldats américains furent attaqués. Dix-huit périrent, et leurs corps furent traînés dans les rues de Mogadiscio — des scènes d’une violence insoutenable, largement relayées par les médias internationaux, et vécues comme une humiliation par la superpuissance américaine.

L’administration Clinton se retrouva sous la pression intense d’une opinion publique choquée, réclamant des comptes sur l’engagement américain en Somalie. En réponse, les troupes furent rapidement retirées, marquant un tournant dans la politique étrangère des États-Unis. Cette expérience douloureuse laissa une empreinte durable sur la volonté américaine de participer à d’autres missions de maintien de la paix, en particulier sur le continent africain.

C’est dans ce contexte que les États-Unis se désengagèrent de la tragédie rwandaise, même lorsque les rapports faisaient clairement état d’un génocide en cours. À Washington, on prit soin d’éviter l’usage du terme « génocide », car le reconnaître aurait juridiquement et moralement contraint l’administration à intervenir militairement — une option devenue impensable après le traumatisme de Mogadiscio.

La reconnaissance tardive du génocide contre les Tutsi

En tant que signataires de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, les États-Unis étaient juridiquement tenus d’agir dès lors qu’ils reconnaissaient qu’un génocide était en cours. Cependant, ils déployèrent tous les efforts possibles pour éviter l’emploi de ce terme, malgré des preuves accablantes de la réalité des massacres.

Dans l’ouvrage "Rwanda : Racisme et génocide. L’idéologie hamitique" de Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, il est relaté qu’au 30 avril 1994, au Conseil de sécurité des Nations unies, Madeleine Albright, alors ambassadrice des États-Unis auprès de l’ONU, refusa de qualifier les événements de génocide.

Seules la République tchèque et la Nouvelle-Zélande osèrent qualifier les événements de génocide à l’époque, mais leurs voix furent largement marginalisées face à l’influence des puissances permanentes du Conseil de sécurité.

Ce n’est qu’après le génocide que de nombreux pays feignirent d’être surpris par les événements. Certains présentèrent des excuses tardives, tandis que d’autres continuèrent à maintenir une ambiguïté inquiétante.

Bien que les États-Unis aient reconnu leur inaction en 1998, lors de la visite du président Bill Clinton au Rwanda, leur position vis-à-vis du génocide contre les Tutsi demeure ambiguë à ce jour.

Depuis 2003, l’ONU reconnaît officiellement qu’il s’agissait d’un génocide. En 2018, elle a précisé sa dénomination en ces termes : « Génocide contre les Tutsi ayant causé la mort de plus d’un million de personnes ». Pourtant, les États-Unis peinent toujours à adopter cette terminologie, ce que les Rwandais perçoivent comme une forme de négationnisme et une profonde insulte à la mémoire des victimes et des rescapés.

En 1994, Bill Clinton, président des États-Unis, a rencontré Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général de l'ONU, pour discuter du Rwanda, sans aucune action concrète

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