Quand l’algorithme reforge les chaînes du pouvoir

Redigé par Tite Gatabazi
Le 20 juin 2025 à 03:10

Il est des conjonctures où l’Histoire, lassée de suivre le fil linéaire qu’on lui prête, se cabre, rompt les amarres et se lance dans une danse convulsive.

Nous traversons l’une de ces précipitations : des steppes d’Ukraine aux déserts du Néguev, des boulevards parisiens hérissés de colères populaires aux abysses de la Silicon Valley saturées de capitaux risques, c’est la même onde de choc qui se propage, disloquant l’ancien ordre et forçant l’émergence d’une nouvelle grammaire du pouvoir.

L’essayiste italo suisse Giuliano da Empoli, dont L’heure des prédateurs occupe déjà les étals des libraires européens, décrit ce moment liminaire où se combine l’archaïque et l’ultra technologique pour enfanter un néo féodalisme sans mémoire et sans morale.

À l’ère des grands fiefs médiévaux succèdent aujourd’hui les «  seigneuries de données  ». Tandis que l’anthracite des plateformes absorbe nos traces numériques, un panoptique doux où l’on se surveille soi même à coups de stories et d’emoji achève de confisquer ce qui restait de la vie privée.

La quantité de bits produits chaque seconde excède peut être déjà la somme de toutes les paroles prononcées depuis que l’homo sapiens articule, et pourtant jamais le monde ne fut si peu intelligible.

La prophétie d’Hannah Arendt, un totalitarisme fondé non plus sur la terreur nue, mais sur la saturation informationnelle trouve dans nos flux continus son accomplissement technique.

Le paradoxe est vertigineux  : plus la quantification progresse, moins la prévision réussit. Les algorithmes, ivres de corrélations, s’avèrent incapables de lire les interstices de l’âme humaine  ; l’événement surgit donc, brutal, comme le retour du refoulé.

Craquements géopolitiques, implosions financières, colères fantasmagoriques  : le réel déjoue l’expertise et rit des tableaux de bord. Ici se dresse la figure que da Empoli nomme le «  prédateur  »  : un chef affranchi du texte, méfiant envers l’idée même de médiation, qui tranche à vif et gouverne par l’effet de stupeur.

Ce pouvoir post littéraire se déploie dans un univers post culture où la mémoire longue se délite. Les bibliothèques brûlent sous la caresse silencieuse de l’obsolescence  ; il ne reste que l’instant, que colonisent slogans et GIF. La Cité antique rêvait de citoyens instruits  ; notre agora liquide promeut l’influenceur, ce demi dieu fluctuant dont la valeur se mesure en impressions et en conversions.

Dans cet horizon aplati, la politique se mue en dramaturgie interactive, et la technique  parce qu’elle est incantée comme neutre sert de légitimation à la domination la plus crue.

Or, rien n’est moins neuf que cette modernité. Thomas Hobbes entrevoyait déjà dans le Léviathan une entité algorithmique avant la lettre  : un corps social agrégé, surveillé, régulé par la peur du vide. Plus près de nous, Simone Weil observait qu’en période de déracinement, l’homme se jette dans les bras de la force sans exiger la justice.

La rengaine se confirme  : la promesse de «  disruption  » dissimule un retour de la logique féodale, vassalisation consentie contre protection. Les data barons distribuent divertissements et logistique à domicile  ; en échange, nous leur cédons la souveraineté sur nos désirs.

Le pluralisme libéral, déjà éreinté, vacille. Les révoltes que l’on nomme “populistes” accouchent d’autorités charismatiques prêtes à brûler le droit au nom d’une authenticité supposée. Le mot “élite” devient injure  ; la compétence, soupçon. Pourtant, c’est bien une oligarchie reconfigurée, techniciens du quantique, gérants de fonds spéculatifs, stratèges de la psychométrie qui tire les ficelles invisibles.

Le vieux duel entre cathédrale et bazar se résout par leur fusion : le cloud sert de nef aux nouveaux grands prêtres, tandis que les foules en réseau bêlent l’hymne de la transparence.

Devant cet horizon crépusculaire, que faire  ? Certainement pas céder à la mélancolie. L’humanisme numérique reste à inventer : un pacte social où l’algorithme serait auditable, l’intelligence artificielle, inclusive, et la donnée, restitutive. Mais la condition sine qua non demeure la reconquête du temps long  : relire, enseigner, contextualiser, forger des citoyens capables de dialectique plutôt que des usagers enchaînés à la dopamine des notifications.

Giuliano da Empoli livre une alerte plus qu’un verdict  ; la suite dépendra de notre faculté à transformer le vacarme en dialogue. Car si la prédation est un invariant anthropologique, l’asservissement n’est jamais fatal,  il se nourrit avant tout de notre abdication.

Réenchanter la liberté passe, paradoxalement, par un rude ascétisme technique  : apprendre à se débrancher pour mieux se reconnecter, non pas aux machines, mais aux autres hommes, à la mémoire, et à la fragile dignité du vivant.

Dans la fable antique, Ulysse exigea qu’on le lie au mât pour résister au chant des sirènes. Puissions nous, à l’heure des prédateurs, consentir à d’autres liens  : ceux de la raison, de la loi et d’une éthique partagée.

C’est à ce prix  et à ce prix seulement que la révolution numérique cessera d’être une nasse pour redevenir un bien commun.

Il est des conjonctures où l’Histoire, lassée de suivre le fil linéaire qu’on lui prête, se cabre, rompt les amarres et se lance dans une danse convulsive

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