Le sifflet, le carton rouge, le balai…Une nouvelle forme de protestation secoue l’Afrique et conduit en prison de jeunes activistes congolais
Du Ouagadougou à Dakar, de Kinshasa à Bruxelles, les réseaux sociaux bruissent d’indignation : voici déjà trois mois que deux activistes, Fred Bauma, membre fondateur de « Lucha » à Goma et Yves Makwambala, membre du collectif « Filimbi » (le sifflet) sont détenus à Kinshasa.
Ce vendredi, ils ont à nouveau comparu devant le tribunal de grande instance de la Gombe qui les accuse d’ « atteinte à la sûreté intérieure de l’Etat ».
Les charges sont lourdes : les prévenus sont accusés d’avoir été membres d’une association « Filimbi Eloki » une « bande organisée » qui aurait pour but « d’attenter à la personne ou à la vie du chef de l’Etat, de changer, détruire ou interrompre le processus constitutionnel. »
Ces accusations peuvent entraîner des condamnations allant de dix ans de prison ferme à la peine de mort… Le seul crime qui est jusqu’à présent reproché aux deux détenus est d’avoir organisé à Kinshasa en mars dernier un atelier d’échanges avec d’autres jeunes Africains, principalement des Sénégalais du mouvement « Y en a marre » et des Burkinabe du collectif « le Balai citoyen ».
Les arrestations ont eu lieu lors d’une conférence de presse organisée dans les locaux d’une maison de production « Eloko Makasi » dans la commune populaire de Masina. Une trentaine de personnes furent alors interpellées, six prirent la fuite tandis que Yves Makwambala et Fred Bauma furent mis au secret durant 40 et 50 jours.
Bénéficiant du soutien de l’USAID, l’agence de développement américaine, l’atelier réunissait une trentaine de militants venus de divers pays d’Afrique, pour échanger sur le thème « Jeunesse et citoyenneté ».
Alors que des conférences de ce type, qu’il s’agisse de la bonne gouvernance, de la lutte contre la pauvreté ou des droits des femmes, sont organisées chaque jour à Kinshasa par les différentes agences de développement et que les participants en repartent nantis d’un petit « per diem » qui couvre leurs « frais de transport », dans ce cas ci, les services de renseignement ont vu rouge : ils ont cru avoir mis la main sur un dangereux réseau, mettant en cause la sécurité de l’Etat.
Il faut reconnaître que la réputation des amis de Lucha et de Filimbi n’est plus à faire : au Sénégal, « Y en a marre » s’est opposée avec succès au président Wade qui briguait un troisième mandat et au Burkina Faso, sous la houlette du musicien Smokey, d’acteurs et d’activistes, le « Balai citoyen » fut à la pointe des manifestations qui menèrent au départ du président Blaise Compaoré, qui avait lui aussi eu l’imprudence de vouloir se représenter.
Par la grâce d’Internet et des réseaux sociaux, les Congolais de tout bord, accrochés à leurs portables, avaient suivi en direct les évènements de Ouagadougou. Le pouvoir n’avait pas été en reste : une délégation officielle dirigée par le conseiller Atundu, venue observer la manière dont Compaoré tentait de se maintenir au pouvoir, fut exfiltrée de justesse d’un Burkina en ébullition.
Dans les jours qui suivirent, des activistes congolais, eux aussi hostiles à un éventuel troisième mandat présidentiel, se rapprochèrent de leurs homologues burkinabe, entretenant une correspondance suivie.
D’où le soupçon, nourri par les autorités congolaises, de voir l’atelier d’échange d’expériences se transformer, selon les termes du porte parole du gouvernement Lambert Mende, en tentative de subversion : « alors qu’officiellement, ils étaient venus pour échanger, en réalité, ces personnes arrêtées étaient à Kinshasa pour apprendre aux Kinois comment se confronter aux forces de l’ordre et mettre fin au régime sans attendre les élections ».
Après avoir été interpellés, les rappeurs et activistes sénégalais et burkinabe furent renvoyés dans leur pays sans autre forme de procès et les Congolais furent arrêtés.
Membres fondateurs de Filimbi, Frank Otete et Filibert Anzuluni, qui réussirent à prendre la fuite et se trouvent en Belgique s’étonnent encore de la réaction agressive des autorités : « à Masina, nous assistions à des échanges pacifiques entre jeunes Africains, parmi lesquels des rappeurs, des slameurs et autres reggaemen, parmi lesquels nos compatriotes musiciens faisaient bonne figure.
Nous étions nous mêmes surpris et émus de constater le talent de ces jeunes venus de la cité, qui se confrontaient pour la première fois à des musiciens venus d’ailleurs et rencontraient des groupes plus larges. »
Frank Otete, médecin travaillant pour la multinationale Nestlé, et Filibert Anzuluni, directeur chez Ecobank, la trentaine décontractée, se décrivent comme « représentatifs de cette nouvelle classe moyenne qui se développe dans les grandes villes. La plupart d’entre nous ont étudié à l’université, certains ont trouvé du travail, d’autres non et ces derniers ont été obligés, malgré leur diplôme conquis de haute lutte, d’accepter des emplois non qualifiés, dans les services de sécurité privés par exemple… »
Frank et Filibert assurent que leurs compagnons, à l’origine de divers mouvements citoyens, ne connaissent pas de réels problèmes matériels mais sont confrontés chaque jour à la pauvreté, aux inégalités sociales :
« nous voyons les enfants des rues, obligés de mendier et, si nous avons du travail, nos familles sollicitent notre soutien financier. C’est pourquoi, depuis plusieurs années, des asbl de terrain ont été créées.
Cette « nouvelle société civile congolaise » dont l’un des porte parole est Ben Kabamba, qui se fit remarquer lors des manifestations de janvier dernier, opposées à l’hypothèse d’un troisième mandat présidentiel, a des antennes dans toutes les villes du pays : Goma, Beni, Kisangani, Lubumbashi et bien sûr les différents quartiers de Kinshasa.
Tout le pays étant désormais couvert par les réseaux de téléphonie mobile, nous sommes en contact permanent les uns avec les autres et la mobilisation peut se faire très rapidement… Vous n’imaginez pas à quel point Facebook gagne du terrain au Congo… »
L’existence d’un tel réseau explique pourquoi l’une des premières mesures prises par les autorités, en janvier dernier, fut de couper les SMS…Revenant sur les évènements de janvier dernier, les deux activistes de Filimbi reconnaissent que, bien qu’adeptes de l’action non violente, ils ont été débordés par la colère des jeunes :
« personne ne contrôlait ces groupes qui agissaient simultanément, dans des quartiers différents… Même des leaders de l’opposition, comme Vital Kamerhe ou des chefs politiques comme Moïse Katumbi, le gouverneur du Katanga, ont été pris au dépourvu…Les partis politiques traditionnels ont été dépassés. »
Pourquoi ces jeunes en colère ont il attaqué les magasins tenus par des Chinois ?
« Tout simplement parce que, dans l’entendement populaire, les Chinois soutiennent le pouvoir en place. Mais d’autres communautés auraient pu être ciblées, les Libanais, les Ouest Africains et même les expatriés européens. »
« Nous sommes des « éveilleurs », assurent les deux activistes, « il y a plusieurs années déjà que nous essayons de sensibiliser les jeunes, de les faire réfléchir, tout en prônant l’action non violente…Nous n’étions pas clandestins, loin s’en faut, mais discrets, sinon méconnus car nos associations, créées sur base volontaire, ne bénéficient d’aucun financement et ne sont donc pas répertoriées au sein de la société civile… »
Qui alors soutient cette « nouvelle société civile » qui recrute parmi la jeune génération et se distingue de la « société civile « des années 90, souvent très dépendante des bailleurs étrangers et parfois courtisée par le pouvoir ?
« Nombre d’entre nous sont des jeunes cadres qui jouissent d’une certaine indépendance financière. Les « enveloppes », cela ne nous intéresse pas, nous n’en avons pas besoin…Nous sommes en contact avec les jeunes Congolais de la diaspora, mais, privilégiant les actions non violentes, nous ne sommes pas aux côtés des « combattants ». »
Nos interlocuteurs assurent que c’est la mobilisation à la base, via la musique, les réseaux sociaux, qui a politisé les jeunes des « quartiers » : « ils aspirent à la démocratie, demandent le respect de la Constitution, une meilleure répartition des ressources, la lutte contre la corruption, contre l’impunité… En janvier, le pouvoir a reculé sur la question du troisième mandat, sinon les troubles auraient continué, au risque de devenir incontrôlables… »
S’ils s’appuient sur les milieux populaires, les jeunes intellectuels ont le bras plus long qu’on ne le pense : « certains d’entre nous sont des fils de notables du régime. En janvier, on a vu des officiers, des ministres demander aux services de sécurité et même au président de mettre fin à une répression qui visait leurs propres enfants… »
Outre le Burkina Faso et le Sénégal, les activistes congolais ont des relais dans tous les pays de la sous-région, où ils décèlent des forces de changement identiques : en Angola, malgré la chape de plomb, des actions ponctuelles sont parfois lancées. Au Congo Brazzaville un mouvement, « Ras le bol » rassemble des artistes qui s’expriment via la BD, le théâtre, la musique, au Gabon il y a du mouvement…
« Le sifflet, le carton rouge, voilà nos armes. Elles signifient aux politiciens « cela suffit »… A travers tout le pays, des jeunes sont au courant de nos actions et nous sommes surpris par les talents qui s’expriment et qui demandent non pas le renversement mais la moralisation des institutions…. »
Refusant d’apparaître comme hostiles au pouvoir, s’abstenant de critiquer Joseph Kabila qui n’est pas beaucoup plus âgé qu’eux mais ne les comprend pas, les jeunes de Filimbi et leurs alliés à travers l’Afrique veulent, au contraire, un approfondissement de la démocratie. Aussi difficiles à encarter qu’à acheter ou étiqueter, ils dérangent profondément les pouvoirs en place et font souffler un vent nouveau…
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