Environ 200 personnes se sont rassemblées dans le silence et la dignité, près de la stèle commémorative, pour rendre hommage à plus d’un million de vies innocentes fauchées en 1994. Ce fut un moment de recueillement, de résilience, de mémoire vivante — mais une absence flagrante est venue entacher ce rendez-vous sacré : aucun représentant officiel de la Ville de Liège n’était présent.
Pas de bourgmestre. Aucun échevin. Pas une gerbe de fleurs envoyée par la Ville. Même pas un simple communiqué. La ville qui, les années précédentes, co-organisait cette cérémonie solennelle avait disparu des radars. Cette absence fut aussi retentissante que indigne. Et l’excuse invoquée ? « Tensions diplomatiques ». Apparemment, désormais, se souvenir des victimes d’un génocide contre les Tutsi dépendrait des caprices de la diplomatie.
Exit la solidarité d’antan. Oubliés les discours officiels affirmant « plus jamais ça ». Balayé l’engagement citoyen dans le travail de mémoire. À leur place, un vide. Non pas celui de l’oubli, mais celui d’un silence froid, calculé, cyniquement politique.
Cette année, la Ville de Liège a choisi de se retirer de la commémoration, prétextant la détérioration des relations entre la Belgique et le Rwanda. Résultat : la mémoire de plus d’un million de Tutsi massacrés est devenue dommage collatéral d’une querelle diplomatique mesquine.
La Ville de Liège semble désormais considérer la mémoire des victimes d’un génocide comme un luxe diplomatique — un geste accessoire, que l’on peut suspendre au gré des circonstances géopolitiques.
C’est non seulement moralement indéfendable, mais aussi profondément insultant — à l’égard des victimes, des survivants, et de toutes celles et ceux pour qui la mémoire est un devoir sacré. Le génocide contre les Tutsi, comme tout génocide reconnu par la communauté internationale, n’est pas une affaire diplomatique. C’est une question de conscience humaine. Ce choix, la Ville de Liège l’a fait en toute connaissance de cause. Il est méprisable et lâche.

La présence compte toujours
Les autorités communales n’ont même pas eu le courage d’envoyer un seul représentant. Pas un mot. Pas une déclaration. Rien. L’an dernier encore, la commémoration se tenait dans le cadre solennel de l’Hôtel de Ville.
Cette année ? La communauté rwandaise a été abandonnée, contrainte de se recueillir sous les arbres d’un parc public. Seuls deux responsables ont fait preuve de courage : Sarah Schlitz, conseillère communale écologiste d’opposition, et Michaël Bisschops, président de l’association Territoires de la Mémoire. Ce n’était pas une simple négligence. C’était une trahison
Sarah Schlitz a dit tout haut ce que beaucoup pensaient tout bas : « C’était précisément le moment de réaffirmer notre soutien plein et entier à la communauté des survivants.
Et à la place, ils se sentent profondément blessés. Et on les comprend. Car cette chaise vide ne symbolise pas seulement une absence. Elle représente un refus de reconnaissance, une négation de la souffrance, un affront à l’humanité même. »
Chaque année, Schlitz répond présente. Et cette année encore, elle a honoré sa parole. Son témoignage fut sobre et puissant :
« Je viens chaque année, et je suis encore là cette année. Nous sommes aux côtés de nos concitoyens liégeois d’origine rwandaise, dont certains ont perdu des proches dans le génocide contre les Tutsi. Il est donc important pour moi d’être ici, chaque année — pour commémorer, pour les soutenir, et surtout, dans le contexte international actuel, pour dire combien cette situation est inacceptable. Et : plus jamais ça. »
Elle a parfaitement résumé l’enjeu. Car “plus jamais ça” ne veut rien dire si c’est conditionnel. Cela ne vaut rien si cela s’efface devant la géopolitique. Cela devient une formule creuse, une promesse trahie, si en 2025 des responsables municipaux peuvent déserter une cérémonie de commémoration simplement parce qu’elle dérange.
Michaël Bisschops, quant à lui, a rappelé une vérité essentielle :
« Il s’agit d’une commémoration des victimes d’un génocide — le génocide contre les Tutsi au Rwanda, un génocide reconnu par la communauté internationale. Et nous sommes clairement ici pour nous souvenir des victimes. »
Ce que les dirigeants absents de la Ville de Liège ont, semble-t-il, oublié : ce n’était pas un événement politique rwandais. C’était un acte d’humanité.
C’est un impératif moral. Une exigence de vérité historique. Une exigence de justice. Ce n’est pas une formalité diplomatique — c’est un devoir éthique fondamental.

Un précédent honteux
Ce que la Ville de Liège a fait revient à quitter une veillée funèbre parce qu’on est en froid avec un membre de la famille du défunt. C’est l’équivalent moral de boycotter les commémorations de la Shoah parce qu’on est critique de la politique israélienne.
Serait-ce tolérable ? Qui oserait le justifier au nom de la “géopolitique” ? Personne.
Et pourtant, c’est exactement ce que la Ville de Liège vient d’infliger à la communauté rwandaise — et, par extension, à toutes celles et ceux qui croient en la dignité humaine et en la mémoire des crimes de masse.
Leur argument ? « Nous ne voulons pas importer les tensions entre Congolais et Rwandais à Liège. »
Un discours aussi commode qu’absurde. Depuis quand le recueillement en mémoire des victimes d’un génocide reconnu par les Nations unies constitue-t-il une menace pour l’ordre public ? Ce n’est pas une scène de conflit régional. C’est une date internationale : le 7 avril, journée mondiale de commémoration du génocide contre les Tutsi.
Au parc d’Avroy, personne ne criait de slogans. Personne ne manifestait. On allumait des bougies. On priait. On pleurait. On témoignait.
Et pourtant, les élus liégeois ont fui comme s’ils étaient invités à négocier un traité de paix en Afrique des Grands Lacs.
Confondre le deuil avec le militantisme n’est pas seulement une erreur — c’est dangereux. Cela alimente un récit toxique et racialisé qui laisse entendre que le chagrin des Africains serait suspect, chargé politiquement, voire menaçant. Cela suggère que lorsque des Africains se rassemblent pour honorer leurs morts, ils doivent être surveillés, encadrés, ou — comme dans ce cas — complètement abandonnés.
Le message est clair et sans équivoque : à Liège, les vies rwandaises ne comptent... que lorsqu’elles sont politiquement utiles.
C’est une régression aussi tragique qu’inquiétante. Car il n’y a pas si longtemps, Liège se proclamait ville de mémoire, de dialogue, de lutte contre les discriminations. L’organisation Territoires de la Mémoire, née à Liège, incarne cet héritage. Son président était là, fidèle à cette vocation.
« Il s’agit d’une commémoration des victimes d’un génocide reconnu par la communauté internationale. »
Une vérité limpide. Mais visiblement devenue trop complexe pour les autorités de la Ville.
Où est passée l’intégrité intellectuelle ? Où est le courage moral ? Où est cette conscience élémentaire qui fait de la mémoire des génocides un devoir, et non une faveur politique ?
La réponse tient en un mot : perdue. Perdue dans le brouillard de la lâcheté.

Un message écœurant à envoyer
La Ville de Liège vient d’établir un précédent révoltant : celui selon lequel la mémoire peut être subordonnée à la diplomatie. Cela reviendrait à considérer qu’en cas de désaccord avec la politique d’un État étranger, il serait acceptable de négliger la commémoration des victimes de ses tragédies. Que si le souvenir d’un génocide dérange — par exemple à Kinshasa — il est préférable de ne pas se souvenir du tout.
C’est un affront aux survivants, dont Donatille Karurenzi, autrice respectée et rescapée du génocide, que l’on choisit d’ignorer. « Ils ont confondu les relations diplomatiques et politiques avec le devoir de mémoire. Pour moi, c’est une erreur — une erreur politique. » a-t-elle déclaré.
Mais il ne s’agit pas seulement d’une erreur. C’est une faute morale grave.
Qu’en sera-t-il ensuite ? La Ville de Liège boycottera-t-elle les commémorations de la Shoah si les tensions diplomatiques avec Israël augmentent ? Refusera-t-elle d’honorer les victimes du génocide arménien pour ménager la Turquie ? Ou ce mépris est-il réservé aux Africains ?
Il faut nommer cela pour ce qu’il est : une hiérarchisation discriminatoire de la mémoire.
Lorsque les victimes africaines pleurent, la communauté internationale bâille — ou pire, évalue les risques diplomatiques. Ce racisme implicite prospère sous couvert de neutralité. Voilà la véritable « tension importée » : l’incapacité à traiter les tragédies africaines avec la même gravité que celles de l’Occident. Aujourd’hui, même une ville historiquement engagée comme Liège tombe dans ce travers.
Heureusement, le peuple n’a pas suivi cette dérive.
Soyons clairs : si une ville belge avait décliné la co-organisation d’une commémoration de la Shoah en invoquant des tensions avec Israël, l’indignation aurait été immédiate et légitime. Les autorités auraient réagi. Les médias auraient dénoncé. Des excuses auraient été formulées.
Mais ici, les victimes sont africaines. Rwandaises. Victimes d’un génocide souvent perçu à travers le prisme du paternalisme postcolonial, de stéréotypes persistants, voire d’un racisme qui considère leur deuil comme moins prioritaire.
Ce n’est pas une exagération. C’est un constat.
La Ville de Liège établit un précédent inacceptable : celui d’un souvenir conditionnel, relégué ou ignoré lorsque politiquement embarrassant. Cela ne doit pas rester sans réaction.

Le danger de l’oubli
Lorsqu’une ville réputée pour son engagement en faveur des droits humains renonce à participer à la commémoration d’un génocide, cela dépasse le cadre d’un incident diplomatique. C’est un symptôme inquiétant d’un affaiblissement du sens moral.
Le message est glaçant : la souffrance des survivants serait conditionnelle, leur mémoire négociable, leur traumatisme secondaire dans le jeu d’intérêts internationaux.
Ce manquement n’est pas seulement politique. Il est humain. Oublier, ou choisir de ne pas se souvenir, c’est prendre le risque de devenir complice — non pas des actes du passé, mais du discours qui les nie.
Comme le rappelait George Santayana : « Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter. »
À celles et ceux de Liège qui ont participé — survivants, alliés, citoyens responsables — votre présence était un acte de résistance face à l’effacement. Merci.
Aux autorités liégeoises : l’histoire vous observe. Et la mémoire, même fragile, ne pardonne pas l’indifférence. Vous avez confondu diplomatie et mémoire. Vous avez manqué à votre devoir.
La mémoire d’un génocide n’est ni une faveur, ni un luxe, mais un impératif de justice. En y manquant, vous n’avez pas seulement déshonoré les morts : vous avez blessé les vivants.
Les chercheurs, penseurs et survivants alertent depuis des décennies sur les dangers d’une mémoire sélective.
Paul Ricœur écrivait : « L’oubli n’est pas seulement une absence, c’est une violence. » Ce qui s’est produit à Liège n’est pas un malentendu, c’est une blessure volontaire à la mémoire, motivée par des considérations politiques.
Prétendre que la mémoire peut être suspendue en raison de tensions diplomatiques, c’est affirmer que certaines vies ne méritent d’être rappelées que dans des conditions convenables. C’est inacceptable.
La mémoire est au cœur de la prévention des génocides. Jan Assmann (2000) rappelait que la mémoire culturelle est le fondement de l’identité, de la responsabilité collective et de la conscience historique.
Aleida Assmann (2020) distingue clairement les mémoires de justice et les oublis de convenance. Elle dénonce les États qui sélectionnent les souvenirs en fonction de leurs intérêts. C’est exactement ce que révèle le silence de Liège.
James E. Young (1993) souligne que les monuments publics sont des confrontations morales, pas des gestes esthétiques. Liège a échoué à cette confrontation.
Israel W. Charny avertissait que le déni est un prolongement du génocide. Richard G. Hovannisian ajoutait que la mémoire relève d’un impératif moral. Deborah Lipstadt parlait du déni comme d’un stade final du génocide : celui où l’on tente d’effacer les preuves.
Roger W. Smith affirme que « la commémoration est l’antidote au déni ». Robert Jay Lifton note que la reconnaissance est essentielle au processus de guérison des survivants.
Leo Kuper, Frank Chalk et Kurt Jonassohn ont montré comment le génocide prospère dans l’impunité, le silence et l’indifférence. Donald E. Miller écrivait que la mémoire est une forme de résistance. Esther Mujawayo l’a exprimé simplement : « Ce qui fait encore plus mal que les massacres, c’est quand le monde fait semblant qu’ils n’ont jamais eu lieu. »
Elie Wiesel, dans La Nuit, disait : « Oublier les morts, ce serait les tuer une seconde fois. »
Une occasion manquée — mais pas irrattrapable
Cette décision de la Ville de Liège est révélatrice d’un problème plus profond : l’incapacité à maintenir une position morale constante lorsqu’elle devient inconfortable.
Il n’existe aucune justification valable pour l’absence de responsables élus à une commémoration d’un génocide. Ni la prudence diplomatique, ni la réserve institutionnelle ne sauraient l’expliquer.
Refuser de se souvenir, ou le faire à moitié, alimente l’impunité. Dissimuler l’indifférence sous le masque de la neutralité, c’est être complice.
La responsabilité ne réside pas seulement dans les actions entreprises, mais aussi dans celles qui ont été évitées.
Aux citoyens de Liège et d’ailleurs : refusez que le souvenir devienne une variable d’ajustement. Le devoir de mémoire est un impératif moral. Ceux qui y manquent doivent en répondre.
Des voix contre l’amnésie
Les 200 personnes réunies au parc d’Avroy ne commémoraient pas seulement le 31e anniversaire d’un génocide — elles défiaient la cruauté ordinaire de l’indifférence politique. Elles allumaient une flamme dans l’obscurité.
Elles disaient : Nous nous souvenons, même quand vous oubliez. Nous honorons, même quand vous ignorez. Nous tenons debout, même quand vous vous dérobez.
Et aux responsables de la Ville de Liège : honte à vous d’avoir préféré la lâcheté, habillée en procédure.
Vous avez trahi vos concitoyens rwandais, rescapés du génocide. Vous avez trahi l’histoire de mémoire que votre ville prétend incarner. Vous avez échoué à distinguer entre devoir moral et confort politique. Et ce faisant, vous avez trahi l’humanité tout entière.
Mais il n’est pas trop tard. Vous pouvez encore réparer — non pas par des mots creux, mais par des actes. Présentez des excuses officielles. Engagez-vous sans ambiguïté à soutenir la commémoration de l’année prochaine.
Renouez avec la communauté rwandaise non seulement dans les moments faciles, mais surtout dans les moments exigeants. Apprenez à vos enfants que le devoir de mémoire ne connaît ni date de péremption, ni frontière, ni clause diplomatique.
Parce qu’un génocide n’est pas une affaire de politique étrangère. C’est une blessure humaine. Et notre façon d’y répondre révèle ce que nous sommes — non seulement comme responsables publics, mais comme êtres humains.
Comme on dit en kinyarwanda : "Ntituzibagirwa". Nous n’oublierons pas.
Même si vous l’avez déjà fait.

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