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Le rescapé du génocide des tutsis et le témoignage

Redigé par Marie Jeanne Gervais
Le 2 décembre 2022 à 06:13

Ce texte d’opinion est le fruit d’une recherche à laquelle l’auteure a participé en sa qualité d’experte en psychologie clinique.

Le témoignage tel que l’a pensé la ligue de l’enseignement et Ibuka France dans le cadre de la recherche-action est donc à entendre comme un processus comportant plusieurs étapes.

Il s’agit maintenant d’aborder le troisième temps, celui de l’après témoignage.

Ce temps de l’après témoignage est tout à fait essentiel dans le dispositif car il assure un retour d’expérience des principaux acteurs engagés dans le projet.

On ne sait jamais à quel endroit le récit d’un témoin-rescapé vient taper dans le corps, vient s’y inscrire, tant pour celui qui le produit que pour celui qui le reçoit.

C’est pourquoi le temps de l’après-témoignage est un moment précieux de recueil de la parole du rescapé, de l’enseignant, des élèves.

Il permet de mesurer les conséquences de cette expérience pour eux.
Pour ce qui est du rescapé.

Convoquer les scènes d’un passé aussi douloureux qu’indicible n’est pas sans effet.

Il nous est donc apparu important de revenir avec le témoin-rescapé sur ce moment crucial. Comment le témoignage avait-il été vécu, comment avait-il ressenti l’accueil qui lui avait été fait, le positionnement des élèves, leurs questions, les réponses apportées.

Les témoins-rescapés étaient souvent soucieux de savoir comment leur jeune public avait reçu leur récit, s’il ne l’avait pas heurté.

Ce temps d’échanges était donc l’occasion pour eux de partager leurs interrogations sur la façon dont le témoignage s’était déroulé, d’y reconnaître les moments forts et d’évoquer parfois ce à quoi ils avaient eu affaire.

La crainte d’être happé par l’événement traumatique et de tomber dans le trou pour reprendre l’expression d’un des rescapés n’est, chez certains, jamais très loin.

Il s’agit donc d’être là, de faire acte de présence, tenter de faire lien là où précisément le génocide a créé de la dé-liaison, de faire continuité là où il y a eu rupture, de faire corps là où les corps ont été meurtris.

C’est soutenir le témoin-rescapé dans sa parole, confirmer ses dires qui fondent en quelque sorte son identité et valider en lui l’être parlant pour tordre une nouvelle fois le cou à l’entreprise génocidaire.

Hommage aux disparus, confirmation d’existence.

"J’existe", s’exclamera un témoin-rescapé après avoir narré son histoire.

D’autre part, les attendus et craintes du début ont été revisités à la lumière de ce qui a été vécu au cours du témoignage. Pendant la période de préparation, un des rescapés par exemple avait pu dire "je ne suis pas mon histoire".

Il arrive que dans l’acte de témoigner, outre le fait d’apporter un récit mémoriel pour lutter contre le négationnisme et le révisionnisme, une volonté de se défaire un peu de cette histoire traumatique, de ne plus s’y identifier tout à fait se manifeste.

Faire don de sa parole testimoniale tout en faisant le pari d’un effet d’allégement.
Nombreux sont les rescapés qui se sont sentis soulagés après cette délicate expérience.

Apaisés par le sentiment d’avoir réussi à franchir ce pas périlleux, en particulier pour ceux qui témoignaient pour la première fois, et d’avoir pu délivrer un message au bénéfice de la nouvelle génération.

Les témoins-rescapés ont souvent à cœur de transmettre des valeurs de tolérance et de respect de l’altérité. Ils procèdent d’une culture de la paix.

Concernant les élèves

La mise en place d’un espace d’échanges après l’accueil du témoignage s’est également révélée incontournable.

Les récits sont puissants et peuvent susciter des effets de sidération, d’un trop plein d’émotion.

A noter d’ailleurs que les enseignants et les élèves ont souvent pris soin, comme évoqué par Laetitia Dupaquier, de choisir dans l’établissement scolaire un lieu propice aux échanges.

Pour certains, la salle élue (lorsque cela était possible bien sûr) était celle dans laquelle tout le travail avec les élèves avait été effectué et allait se poursuivre, ce qui assurait une continuité et garantissait une certaine forme de sécurité.

Mettre en mots cette expérience a permis l’écoute du vécu des élèves, de leurs ressentis et par le truchement des identifications d’instaurer une relation entre eux.

Ils ont pu revenir sur certains passages du témoignage en les associant aux effets que cela avait produit chez eux, d’exprimer des affects, des émois suscités par la présence du rescapé.

Les élèves ont pu confronter leurs points de vue, leurs perceptions quant à l’appréhension du parcours du rescapé et du savoir historique.

Des éléments réflexifs ont ainsi émergé, telle la question du vivre ensemble ou encore celle de savoir s’ils pouvaient s’autoriser à ressentir et à exprimer de la tristesse au regard du tragique vécu par le rescapé.

L’identification aux rescapés comme on le voit a opéré avec force. Ce sentiment de proximité s’explique en partie par le fait que les rescapés avaient à peu près le même âge que les élèves au moment du génocide.

Aussi la description de scènes pendant le génocide semble les avoir renvoyés à leur propre quotidien, leur capacité à agir et à se situer dans le monde.

Sans aucun doute, l’incarnation de l’histoire collective par l’histoire individuelle, intime d’un rescapé favorise la compréhension de l’histoire du génocide, des mécanismes à l’œuvre dans le processus génocidaire, la place de la propagande notamment.

Se dévoile également pour les élèves l’épaisseur des atrocités dans ce que dit le rescapé mais aussi dans les interstices de ce qui s’exprime (dans un silence, un soupir, un corps qui se courbe…)

La marque laissée par le témoin-rescapé semble évidente, en tout cas pour la plupart des élèves.

"Ce n’est pas qu’une leçon d’histoire que nous avons eue, c’est une leçon de vie !"

Pour ce qui est de l’enseignant

L’enseignant est à l’interface entre le rescapé et les élèves. Il est le fil rouge de l’expérience.

Il est celui qui a préparé ses élèves avant le témoignage, étape capitale comme nous l’avons vu dans l’appréhension et l’accueil du témoignage, celui qui était présent au moment du témoignage et au retour d’expérience tout en étant en relation avec le rescapé.

Il est celui qui fait l’articulation entre l’histoire singulière du témoin rescapé et l’histoire collective avec les exigences qu’impose l’enseignement historique.

Lier ainsi la petite histoire à la grande histoire donne lieu à la fabrique d’un alliage, objet singulier de connaissance et de transmission.

Cet espace de parole a donc été l’occasion de faire retour sur la genèse du projet et de son développement. En effet ont été abordées les raisons pour lesquelles les enseignants avaient souhaité porter ce projet soulignant parfois la convergence d’un engagement personnel et professionnel.

Ce cadre a également facilité l’expression des craintes et doutes des enseignants tout au long du projet.

Ils ont osé poser un regard critique sur le déroulé du travail, interroger la pertinence de leurs supports pédagogiques, exposer l’importance du lien avec le témoin-rescapé.

Sur ce dernier point il est tout à fait intéressant de remarquer que dans certaines situations une correspondance en off est née. Elle concernait l’enseignant, les élèves et le témoin-rescapé.

Cette initiative a montré dans l’après coup, combien il était utile de faire vivre le témoin-rescapé dans l’esprit des élèves avant même le temps du témoignage ; ceci en vue de particulariser la rencontre.

Les élèves n’accueillent pas un témoin-rescapé anonyme dans leur classe mais un homme, une femme avec un nom, un prénom, une histoire avec qui ils ont déjà potentiellement communiqué, comme évoqué par Laetitia Dupaquier.

D’autre part, la manière dont ils ont reçu la parole du témoin-rescapé a fait l’objet d’échanges ainsi que la perception qu’ils ont eu du vécu de leurs élèves.

Les enseignants ont souvent été sensibles à la façon dont certains d’entre eux ont été touchés ou encore extrêmement surpris de leurs positionnements car d’aucuns ont fait preuve de profondeur et d’acuité inédites.

Des élèves ont d’ailleurs exprimé à leurs enseignants et à plusieurs reprises leur gratitude et reconnaissance sincère de leur avoir donné à vivre ces expériences rares et inégalées.

On voit bien là encore l’intérêt de ce 3eme temps. Il encourage la mise en lien des différentes étapes du projet, favorise la mise en perspective des incidences du témoignage, et permet de suivre l’évolution du travail, de l’implication des enseignants ainsi que de celle de leurs élèves.

Tous ces éléments sont des points d’appui pour tirer un enseignement de cette expérience, entrevoir la façon dont ils souhaiteraient éventuellement reconduire le projet et se projeter dans la suite et la fin du processus.

La réalisation et la présentation des productions artistiques signent en effet l’aboutissement du projet. Elles sont majeures. Elles transforment le témoignage en objet de culture qui fait trace.

Face à la violence absolue du génocide, ces actes de création réinscrivent l’évènement dans le champ symbolique.


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