A dix jours des commémorations du vingtième anniversaire du génocide, le président rwandais Paul Kagamé a-t-il calculé l’effet qu’allaient produire ses déclarations sur le rôle de la France avant et pendant cette tragédie ?
A-t-il volontairement planifié le buzz assourdissant que ses accusations allaient produire ? Sans doute pas. Pour lui comme pour beaucoup de Rwandais, en effet, il ne s’agit là que de banalités répétées à l’envi depuis des années, en particulier dans la bouche d’un chef d’État coutumier du "parler cash".
Lorsqu’une première alerte sur le contenu de notre interview est diffusée par l’AFP le 5 avril et que l’Élysée annonce en début de soirée l’annulation de la participation française aux cérémonies, Kagamé est donc surpris : plus d’une semaine s’est écoulée depuis l’entretien - qu’il n’a pas demandé à relire avant publication - et il n’a visiblement pas anticipé la rapidité et le niveau de cette réaction. Mais il assume, bien sûr.
Et, avec un art consommé de la communication telle qu’il la conçoit, voit immédiatement l’avantage qu’il peut en tirer. Alors qu’à Paris la machine médiatique s’emballe le 6 avril, Paul Kagamé modifie l’entrée en matière du discours qu’il doit prononcer le lendemain au stade Amahoro. Ce qui donne la phrase désormais culte à Kigali, en français dans le texte : "Les faits sont têtus."
Les faits sont têtus, mais la mémoire de la France - ou, plus exactement, de l’armée française - l’est tout autant. On peut certes comprendre qu’Alain Juppé, Hubert Védrine, tel ou tel général à la retraite, bref ceux qui étaient aux affaires entre 1990 et 1994, défendent leur honneur et récusent l’accusation pour le moins discutable de participation directe au génocide.
Après tout, c’est à la France de ces années-là et à sa politique africaine de l’époque que s’en prend Kagamé, non à celle de 2014. Mais la question qui se pose est la suivante : pourquoi François Hollande et son gouvernement se sentent-ils comptables et responsables, vingt ans après, de cette page trouble d’un passé à laquelle ils n’ont pris aucune part, au point que le ministre de la Défense, Jean-Yves le Drian, ait éprouvé la nécessité, dans un "message aux armées" délivré le 10 avril, de comparer sans aucune nuance l’opération Turquoise à celles menées au Mali et en Centrafrique, toutes trois confondues dans le même hommage ?
Sans doute faut-il admettre qu’en France si les présidents, les majorités et les gouvernements changent, la Grande Muette demeure, elle, intouchable, à l’abri de toute introspection (sauf s’il s’agit de l’exonérer de ses responsabilités : il suffit de lire le rapport de la commission Quilès pour le comprendre), immuable et hors champ démocratique.
Soixante ans après, les "sales guerres" que l’armée française a menées en Algérie, au Cameroun, en Indochine, à Madagascar ou ailleurs demeurent ainsi des sujets tabous. On permettra donc aux Rwandais de ne pas attendre, pour tirer leurs propres conclusions, que soit enfin levée cette chape de plomb.
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