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Un regard cursif sur « Les Fondements de l’Africanité » de Monsieur Léopold S. Senghor

Redigé par Deo Ntarugera Koya
Le 10 mai 2018 à 02:52

Je ramassai certain jour, sur un rayon de bibliothèque universitaire à Jos, un livre portant un manteau de poussière. J’entrepris de le délester en me tenant à l’écart de son ocre accoutrement délétère. La besogne faite, je n’eus point le soin usuel d’aller mettre le manteau aux vestiaires. C’était Les Fondements de l’Africanité, il fallait d’urgence me mettre à l’écoute du « premier nègre immortel », qui allait me parler cette fois, non comme « un nègre à Paris » jouant le griot, mais comme un vieil homo sapiens rompu à la rhétorique française et à l’histoire universelle.

En lisant l’interminable liste des résultats de recherches d’anthropologues et archéologues qui constitue la première partie de son discours (ce texte est à l’origine un discours tenu au Caire en 1967), je m’attendais à tout moment à rencontrer Cheikh Anta Diop, cet illustre savant, cette sommité aux connaissances encyclopédiques qui est aussi compatriote de Monsieur Senghor.

Je m’attendais à voir le nom de cet homme que, même en Amérique, tout le monde s’accorde à appeler « the world’s leading Nile Valley historian » (voir Nile Valley Civilizations,Conference, Atlanta, Georgia : du 26 au 30 septembre 1984). A mesure que les pages s’effaçaient sous mes yeux et que le nom de Diop ne venait toujours pas, la tentation se faisait forte en moi de feuilleter prestement ce fourré d’érudition (que je trouvais, au demeurant, trop pédant pour le cadre du sujet traité).

Je résistai à la tentation d’abord, l’ayant jugée saugrenue et tendancieuse. Je me disais : « Après tout, les Teilhard de Chardin et tutti quanti ont précédé Diop en ces recherches, il est partant normal que Senghor les cite, avant son éminent compatriote. C’est l’ordre chronologique, la courtoisie [PAGE 100] s’y mêle aussi peut-être. Et Puis, du reste, l’égyptologie, c’est quelque chose de relativement récent, etc. »

Ainsi rassuré, je continuai la lecture sans précipitation. Mais au bout, quand je m’esquintai d’ingurgiter cette logomachie préhistorique sans grâce, qui ne semblait rimer qu’à l’esbroufe (jeu très aimé de Senghor), je décidai de m’en aller machinalement chercher le nom de Diop dans le tas.

Quelle ne fut pas ma surprise ! Diop n’y était pas. Comme de juste, dirait-on. Non, non, il n’y était pas. A moins que mes sacrés yeux ne m’aient joué un sale tour. A mon second tour de scrutin – fallait-il un troisième ? ou une autre paire d’yeux ? – je ne pus m’empêcher de lâcher des jurements. Jurements qui n’eussent pas été de mise dans les corridors du palais dakarois il y a quelques lunes (mais à qui eût crié diffamation, j’eusse incontinent rétorqué que je parlais à mon bonnet qui n’arrête pas de me déranger – j’ai, en fait, un bonnet que l’on dirait de noir kouschite ou « éthiopique » si l’on s’avisait de parler le langage-fossile de l’antiquité pour plaire aux Anciens quitte à emmerder les Modernes ; ce n’est pas pour faire rire si je dis, avant de fermer cette parenthèse qui m’alarme déjà, que ce bonnet de malheur que mon pauvre père m’a légué, et c’est tout ce que j’ai en fait de legs, aime à me rappeler que lui et moi sommes d’ébène, et que nous devons en battre les tam-tams à tout bout de champ, que nous devons cogner de nos pieds « le sol dur » pour reprendre vigueur, etc., que nous devons trimbaler notre gros outillage sonore en bois – ne sommes-nous pas des Orphées noirs ? – pour toujours improviser des rhapsodies à qui voudra entendre… Et moi qui passe tous mes jours et toutes mes nuits dans les mines de l’Union Minière du Haut-Katanga, quand ce n’est pas dans les Plantations Lever, où aurais-je le temps et la force de vaquer à ces devoirs culturels, hein ? Sacré bonnet !).

Non, C.A. Diop n’était pas parmi ceux qui s’affairent à étriller les fondements de l’Africanité. Quelle poisse ! Continuer ou ne pas continuer ? Il s’agit des fondements de l’Africanité (ou n’ai-je pas bien lu le titre ?) et C.A. Diop n’est pas cité comme témoin ! Et quel témoin bon sang ! Un géant de témoin dont l’œuvre colossale existait [PAGE 101] déjà depuis une décennie à l’époque où se prononce l’allocution du président des Sénégalais ! Omission ou commission à l’oubli ?

Un bref recueillement avant de continuer. Car il faut bien continuer pour voir l’aboutissant de cette oraison célèbre, je ne dis pas « funèbre ». Ce qui mijotait dans mes hémisphères cérébraux pendant la pause de récollection ne peut, hélas ! être reconstitué in toto. Je peux, cependant, me rappeler aisément que, par une sorte d’association licencieuse d’idées, le nom de Blondin Diop surgit vertigineusement de dessous ma scène mentale, comme si du fond de mon inconscient il avait été projeté par un petit rocket malin et ponctuel. Blondin Diop qui a été lâchement assassiné dans une geôle de Monsieur Senghor, ainsi que nous le rapporte Mongo Beti, dans son article intitulé « Les petites ruses en gros sabots de M. Senghor, président du Sénégal » (P.N.-P.A., no 14, mars-avril 1980, pp. 44-49). Blondin Diop à qui Mongo Beti a dédié son roman, Remember Ruben. Puis soudain je m’écriai in petto : « Eurêka, il n’y a pas plus de Cheikh Anta Diop dans Les Fondements… qu’il n’y a de Blondin Diop dans les exemplaires de Remember Ruben en circulation au Sénégal. La page portant la dédicace a été arrachée. »

Je relis l’article de Mongo Beti : « Il est vrai que, comme par hasard, cette page a été arrachée dans tous les exemplaires de Remember Ruben en circulation au Sénégal. Décidément, comme modèle de probité intellectuelle et d’honnêteté démocratique, M. Senghor est ce qu’on appelle un cas. »

Ce n’était donc pas trop que de supprimer physiquement Blondin Diop, il fallait aussi l’éliminer poétiquement. Telle est la manie invétérée de ce grand vir Africanus d’Armand Guilbert. On se souvient de ce qu’il a fait de Chaka, le grand conquistador guerrier sud-africain. Celui que d’aucuns ont appelé le Néron africain, le Napoléon africain, Senghor en a fait un piètre poète qui bave d’émotion, car, il sait d’intuition – et pas de raison ? – que l’émotion est nègre et la raison hellène.

Un autre nom, un autre Diop, m’est venu à l’esprit pendant la même pause de recueillement : David Diop. Je ne faisais pas d’effort conscient pour ressasser les Diop de ma connaissance, l’objet de mon recueillement [PAGE 102] étant de me purger d’acrimonie pour ensuite me remettre à l’écoute de M. Senghor sans rancœur apparente, David Diop a eu aussi à être vitupéré par l’auteur des Chants d’ombre et d’Autres chants pour n’avoir pas imprégné ses Coups de pilon d’assez de négritude : façon à peine mitigée de dire que David Diop n’est pas poète, ou n’est pas un poète comme il doit y en avoir en Afrique. Cette Afrique est, dans la conscience connaissante (participante plutôt) de l’académicien sérère-français, un fourmillement éternel de nègres. Nègres qui doivent absolument assumer, vivre, leur négritude dès l’instant-même que Delafosse et Frobénius viennent de la leur révéler ! Je n’exagère rien, Senghor vous l’affirme lui-même sans ambages, comme toujours :

Ce n’est pas nous qui avons inventé les expressions « art nègre », « musique nègre », « danse nègre ». Pas nous la loi de « participation ». Ce sont des Blancs européens. Pour nous, notre souci, depuis les années 1932-1934, notre unique souci a été de l’assumer, cette Négritude, en la vivant, et, l’ayant vécue, d’en approfondir le
sens (souligné par l’immortel « aoéfien » dont le nom commence à m’écorcher la langue)

Décidément, le Nègre, whatever that means, est le Monsieur Jourdain de tout. Pas seulement de la philosophie, comme on l’a dit quand venait de naître au grand jour « la philosophie Bantu » médiatisée par Béatissime P. Tempels, mais aussi de la culture : autant dire de la vie. Le Nègre vit sans le savoir comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir ! N’étonne évidemment pas qu’il assume quand on lui désigne la politique à mener, la voie de développement à suivre, lorsqu’il acquiert l’indépendance.

Après la pause, je parcourus le reste des Fondements… sans entrain. Négritude et Arabité – les deux termes qui s’additionnent pour former la soi-disant Africanité – nous sont présentées en des termes relevant à la fois d’un psychologisme alambiqué et d’un essentialisme béat. Nègres et Arabes sont typologisés ne varietur comme des [PAGE 103] fluctuants, autrement dit des types qui portent avec eux une haute charge d’émotion. Nous apprenons, par ailleurs, que ces émotifs-nés, ces « introversifs » ( ?) à l’âme artiste, sont naturellement rebelles à toute forme d’organisation et réfractaires à toute idée de discipline ! A quoi riment toutes ces élucubrations, sinon à la mystification ? Senghor n’a peut-être pas entendu parler d’un certain Ibn Batuta qui nous rapporte, dans ses récits de voyage d’il y a environ six siècles, que le degré de discipline et d’organisation rencontré dans l’ancien empire du Mali n’avait d’équivalent nulle part ailleurs, fût-ce en Europe ou en Asie. Senghor va peut-être nous rétorquer que cet Arabe promeneur aurait cherché à peindre un joli portrait de ses « con-fluctuants » !

Senghor constate avec satisfaction que « l’éternel Bédouin » et le Bantu ont congénitalement amour et dévotion pour leurs chefs. Ils se résorbent dans l’autorité du chef, naturellement. Et qu’est-ce qu’il a à dire, Monsieur Senghor, de ce « rififi » régicide qui promet d’être un drame récurrent chez les Arabes comme chez leurs compères « fluctuants » d’en dessous du Sahara ? C’est sans doute le monde à l’envers, les idées à l’envers, n’est-ce pas Signor ? Stanislas Adotévi ne croyait pas si bien dire qui intimait en 1972 : « Décidément Senghor never grew up »[7].

L’africanité de Senghor est, en définitive, une notion, une essence que ni le temps ni l’histoire n’atteignent : c’est cette idée platonicienne que Bantu et Bédouins actualisent fatalement, pour ainsi dire. Ce n’est pas un projet à réaliser pour répondre à des impératifs historiques, ce n’est pas un avenir à conquérir dans un élan historicisant, c’est plutôt une idée qui plane, telle une fumée, sur l’océan du passé, un passé lointain qui ne se discerne déjà plus que confusément. Clairement, c’est une notion hautement rédhibitoire dans le combat que mènent les peuples d’Afrique.

Deo Ntarugera Koya,
Jos, 1985


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